Le regard de l’artiste Kader Attia sur le passé colonial et la banlieue

Sur l’exposition de Kader Attia, « Les racines poussent aussi dans le béton », au MAC/Val, à Vitry-sur-Seine1

[rouge]Kader Attia : la banlieue, le bled et le monde[/rouge]

par Abdourahman Waberi Le Monde, le 3 août 2018 Source

Courez vite au MAC/Val, le Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, sis à Vitry-sur-Marne. Allez admirer l’imposante exposition personnelle de Kader Attia, figure de proue de l’art contemporain en France et lauréat du prix Marcel-Duchamp en 2016. Visible jusqu’au 16 septembre, « Les racines poussent aussi dans le béton » est davantage qu’une exposition à la sobre mise en scène. C’est un monde dans le monde. Un univers en mouvement, fragile, déroutant et complexe à la fois.

Réflexions, émotions, sensations, palanquées de photos, collages, installations, scénographie ou « mythographie », l’artiste multiple les angles de vue, passant avec bonheur d’une époque à l’autre, d’une interrogation à l’autre. Au bout de ce parcours initiatique, vos pupilles, vos neurones et vos papilles éprouveront un frémissement profond et inattendu. Regard intense et sourire doux, Kader Attia déploie depuis plus de vingt ans un art expansif, inventif et impliqué. Son œuvre épouse les soubresauts de notre monde d’hier et d’aujourd’hui. Généreuse, elle est partout chez elle. Rien qu’au cours de ce semestre, on la retrouve, en solo ou en dialogue avec d’autres créations, à Paris, Palerme et New York mais aussi en Lituanie, en Corée ou à Taïwan.

« Retour à la maison »

Né en 1970, Kader Attia a grandi en banlieue parisienne au sein d’une famille originaire du massif algérien des Aurès. Il a vécu un temps au Congo, parcouru le vaste monde avant de s’installer à Berlin. Mais c’est à Paris qu’il a donné corps à son engagement citoyen en créant La Colonie, un « lieu de “savoir-vivre” et de “faire-savoir” », festif et politique, dont la programmation nous invite à un effort de « décolonisation » des connaissances et des pouvoirs à travers débats, discussions, expositions et colloques.

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Cette exposition opère, selon les mots de l’artiste, un « retour à la maison ». Au MAC/Val, Kader Attia joue à domicile tout en jetant un coup d’œil dans le courant vif de l’autrefois pas si lointain, un passé intime et universel : « Etre au MAC/Val, c’est […] questionner mon histoire, celle d’un jeune qui a grandi entre l’Algérie et la France, les douars et la banlieue de Garges-lès-Gonesse. J’ai eu envie de redonner de la visibilité à l’univers dans lequel j’ai grandi, qui continue d’exister, celui des subalternes dans les quartiers, à travers différentes formes et à travers des critères personnels ». Son questionnement esthétique n’est jamais surplombant ni autoritaire. Il se fait familier, aussi proche qu’une sorte de « conversation intime avec le public » pour, ensemble, « sonder les maux et les joies qui articulent la vie dans les cités ».

Paradoxe

Qu’il s’agisse des grands projets urbains de l’après-guerre, des figures spectrales du chibani et du transsexuel dans l’espace public, de l’errance du personnage de Jean Gabin dans le cinéma d’hier, des architectures en terre du Mzab aux portes du Sahara, des violences policières dans les cités, de la prégnance des épices dans nos vies ou des innombrables illusions du capitalisme tardif, tout fait, par la magie de Kader Attia, résonance, sens, trace et rhizome. La mémoire se joue de nous, des échos entre les choses, et des événements oubliés resurgissent. Le membre fantôme hante toujours les amputés. C’est dire que « Les racines poussent aussi dans le béton » chatouille notre psyché.

Vide, sauts, réparation, amnésie ou réappropriation, l’art de Kader Attia convoque allégrement l’histoire, l’anthropologie, la géopolitique, l’architecture, l’urbanisme autant que la psychanalyse ou la sapience culinaire de… sa mère. « Les racines poussent aussi dans le béton » est aussi la confession d’un petit gars de chez nous, son art poétique : « J’ai passé mon enfance à Garges-lès-Gonesse, où l’amour de ma famille et des habitants du quartier ne suffisait pas à contenir mon ennui. Un environnement architectural dont l’esthétique carcérale me força au paradoxe d’échapper à mes racines et d’y revenir au quotidien : plus tu avances et plus tu dois aller vite pour t’enfuir, partir, toujours partir pour revenir à tes racines qui ont poussé dans le béton. »

Il y a mille surprises sensorielles et autant de trésors à chiner dans cette exposition au titre poétique, et l’espace me fait défaut pour lui rendre justice. Courez donc au MAC/Val, déambulez dans ses couloirs et parcourez aussi le catalogue qui fait la part belle à la collection photographique de Kader Attia.

Abdourahman Waberi

Abdourahman Waberi est un écrivain franco-djiboutien, professeur à la George Washington University et auteur, entre autres, de Moisson de crânes (2000), d’Aux Etats-Unis d’Afrique (2006) et de La Divine Chanson (2015).


[rouge]Exposition pour un corps[/rouge]

par Alexia Fabre, conservatrice en chef du Mac Val

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L’architecture moderniste, ici sujet de l’exposition, a été emplie d’espoirs fonctionnels et hygiénistes, elle a été inventée pour pallier, créée pour répondre ; elle est aujourd’hui revue et corrigée. En effet, des décennies de vies ont démontré combien ces grands ensembles ont fabriqué ruptures et déceptions. Leur dégradation liée aux ans et à l’usure est aujourd’hui le prétexte à une remise en cause qui conduit souvent à leur destruction. Peu à peu, les municipalités revoient et réorientent leur politique urbaine, remplaçant ces cités par des îlots plus petits, « plus humains ».

Et souvent, à un premier déracinement succède un second : les liens qui se sont créés sont défaits, les personnes séparées. Malgré tout, les racines ont poussé ; dans le béton, elles ont pris.

Est-ce une question de seule fertilité, ou de désir d’appartenance, d’ancrage ? Peut-on fabriquer des racines qui s’enfouissent dans un territoire plus vaste, celles-ci peuvent-elles prendre à la fois dans plusieurs terres, de nature différentes ? Le titre et les œuvres de l’exposition semblent témoigner d’une nécessité, de l’impossibilité pour l’humain à errer, comme longtemps le peuple mozabite a dû le faire avant de trouver la terre d’accueil sur laquelle certains voient, à Ghardaïa, l’invention d’une architecture aux origines du modernisme.

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[rouge]S’approprier la ville en décolonisant son espace[/rouge]

par Françoise Vergès, titulaire de la chaire « Global South(s) » à la Fondation Maison des sciences de l’homme, Paris.

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Paris est aussi une ville coloniale qui porte la mémoire et l’histoire de l’empire colonial dans les noms de ses rues, ses monuments, son organisation radicalisée. […]

La division entre espace public, masculin et espace privé féminin, qui organise la présence des femmes dans la ville, touche particulièrement les femmes racistes. Elles doivent rester invisibles. Elles n’ont pas droit de cité. L’opprobre jeté sur les femmes voilées qui légitime les insultes publiques, les interdits non dits ou clairement exprimés, les remarques sur la manière dont les femmes noires occupent l’espace public dans certains quartiers, l’hystérie d’extrême droite sur les prières de rue, sur la construction de mosquées, redessinent une circulation racialisée dans la ville. Ces interdits s’ajoutent à la politique d’invisibilisation du travail des femmes racistes, ces milliers de femmes qui nettoient les bâtiments publics et privés — crèches, hôpitaux, gares, bureaux, écoles —, qui prennent soin des enfants et des personnes âgées d’une société cherchant à les maintenir en marge, dans des emplois sous-payés et sous-qualifiés.

Les photos de Kader Attia déchirent le voile qui masque leur présence. Elles montrent des femmes racisées occupant la ville, marchant dans ses rues, perdues dans leurs pensées, téléphonant, attendant. Dans un tissu urbain postcolonial qui ne leur est pourtant pas favorable, elles se meuvent, belles et tranquilles. Paris est aussi à elles, elles se l’approprient et décolonisent l’espace en affirmant leur présence. Personne ne les chassera d’une ville qu’elles ont faite leur.


[rouge]Sortir la corvée de bois[/rouge]

par Pierre Amrouche, poète et photographe, vit entre Lomé, Oran et Paris.

extrait

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Les bateaux sont repartis
Tu ne sais plus d’où tu viens
Tu ne sais plus où tu vas
Bordj ! Batna ! Blida ! Mosta !
Oran ! Kabylie ! Oasis !
Peut-être ? Ou Dakar ?
Icheriden sur Seine, Mokrani revient ?

A Paris octobre c’est tous les jours
Sous le pont Mirabeau coule, Quoi ?
Coule la Haine.
Ancien combattant-harki-fellouze-tirailleur ?
C’est toi c’est moi, je te reconnais, je me reconnais.

[…]

Sur le boulevard en rang face au mur
Les bras levés au-dessus de la tête
C’est toi et c’est moi je le sais
Ton saroual poche lamentablement triste
Plein de malheur subi, plein de l’Oubli.
Maintenant l’histoire frappe à ta porte.
Elle revient te chercher.

)]

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[rouge]Géopolitique de l’espace[/rouge]

par Jacinto Lageira, professeur en esthétique et en philosophie de l’art à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, critique d’art.

extrait

Kader Attia porte son attention sur la forme et la plasticité de ces constructions et à ce qu’elles induisent et produisent inévitablement sur les corps. Lorsqu’il réalise des installations, ou, plus exactement, des scénographie se référant, souvent avec humour, à la l’architecture — tels Bridges (2006), Skyline (2007), Kasbah (2008), Rochers carrés (2008) —, les jeux d’échelles, de réagencements, les métaphores, les substitutions improbables de matériaux — la semoule au lieu de terre et de pierre dans Ghardaïa (2009) — sont finalement des transpositions, avec les moyens du bord, avec ce que l’on trouve sous la main, de représentations d’impressions, de ressentis, d’images mentales et de souvenirs, plus qu’ils ne marquent la volonté d’être fidèle, même très partiellement, à telle construction ou à tel site. Les collages réalisés par Kader Attia sont précisément cela : des montages et des assemblages de bribes de mémoires, de vécus, de choses vues, tout cela distribué de manière apparemment disparate, et dont l’image générale forme une représentation possible de ce que les architectures ou les espaces dont on a fait l’expérience laissèrent comme des traces mnésiques et corporelles, donc des empreintes psychophysiologiques, auxquelles on prête généralement peu d’attention.

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[rouge]L’émission « Par les temps qui courent » de Marie Richeux, sur France culture, lui a été consacrée le 24 avril 2018.[/rouge]

Kader Attia : « L’Algérie coloniale a été le laboratoire des banlieues »
(59 minutes)

Un bruit de bétonneuse, l’odeur du clou de girofle, le bruit du travail ouvrier, l’odeur de l’exil, ravivée. Le bruit et l’odeur : deux perceptions invisibles pour parler des familles, de ceux qui vivent dans des grands ensembles, en banlieue des grandes villes. Voilà aussi quelque chose que l’artiste retourne et questionne, à la fois : l’invisibilisation des corps, la dissolution parfois, dans la haine de soi, la violence architecturale, voire quasi carcérale de certains grands ensembles d’immeubles qui rajoute du déracinement à la perte de son pays. Une violence dont il fait l’hypothèse avec d’autres qu’elle est très directement rattachée à la violence impériale, coloniale et esclavagiste. Pour autant, Kader Attia signe avec un titre de résistance, appelant son exposition comme le livre qui l’accompagne « Les racines poussent aussi dans le béton ». Un ouvrage publié par le Mac Val, dans lequel Françoise Vergès, Jalil Bennani, Olivier Marboeuf, Pierre Amrouche, Alexia Fabre, Richard Klein, Marion Von Osten, Jacinto Lageira et Chiara Palermo font entendre leur parole.

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Toulon, épicentre et bastion de l’idée coloniale, par François Nadiras

L’idée coloniale, une tradition ancienne et profonde à Toulon

par François Nadiras1.

Le rôle de Toulon sera central dans la construction du second empire colonial, au point de disputer un temps à Marseille le titre de capitale coloniale de la France. La progression de la population stable de la ville, passant de 22 000 habitants en 1800 à près de 100 000 un siècle plus tard, témoigne de l’importance du développement local induit par la politique coloniale. Les décennies ont passé. Toulon reste aujourd’hui encore, par ses monuments, très marquée par l’histoire coloniale.

Place de la Liberté à Toulon (photo
Place de la Liberté à Toulon (photo

Le port de guerre de la Méditerranée

C’est de Toulon que partit l’expédition d’Egypte le 19 mai 1798. On connaît le fiasco militaire qui termina cette expédition en 1801. Il faudra attendre juin 1830 pour que la France se lance dans une nouvelle aventure coloniale d’importance, vers l’Algérie. L’importance de la flotte qui se met en place à Toulon montre qu’il s’agissait bien dans l’esprit des autorités françaises, d’une conquête et non d’une simple expédition punitive : 675 bâtiments (103 navires de guerre et 572 bâtiments de commerce), pour 37.659 hommes (Infanterie : 30.852 ; Cavalerie : 534 ; Artillerie : 2.327 ; Génie : 1.310 ; Ouvriers : 828 ; Train des équipages : 851 ; États-majors : 830 ; Force publique : 1272). Ces navires transportaient 70.000 tonnes de matériel divers3.

L’expédition d’Alger avait deux objectifs : la maîtrise du commerce en Méditerranée et une justification de politique intérieure, redorer l’image d’un gouvernement impopulaire. Mais aussi une justification : « Trop long-temps opprimé par une milice avide et cruelle, l’Arabe verra en nous des libérateurs. Il implorera notre alliance ; rassuré par votre bonne foi, il apportera dans nos camps le produit de son sol » (Comte de Bourmont, Proclamation, Toulon, 10 mai 1830)4… « Cette terre, près de laquelle expira le Roi-Saint, recevra l’honneur d’une nouvelle croisade, et c’est de Toulon que partent les guerriers qui iront planter l’étendard chrétien et l’oriflamme de la France… » (Marquis de Salvo, Toulon, le dix-neuf mai 1830, 1830)5.

Il n’y avait pas que des militaires dans l’expédition d’Alger. Un chroniqueur de l’époque raconte l’ambiance à Toulon : « Les rues, les quais, les places publiques étaient remplis de matelots, de soldats, mais aussi de marchands, de spéculateurs et de toutes catégories d’intrigants, usuriers, fripons, et désœuvrés qui se traînaient à la suite des armées dans l’espoir d’avoir quelque part au butin, en se mettant à la remorque de quelques fournisseurs ou de quelques sous-traitants. De toutes les parties de la France, on était venu en Provence pour jouir du coup-d’œil des apprêts de cette grande expédition dont le commerce de la Méditerranée devait retirer de si grands avantages ». Puis vint le jour de l’appareillage : « À cinq heures, “La Provence“ se mit sous voiles, et à la chute du jour, il ne restait plus qu’un seul vaisseau dans ce port, qui, quelques heures auparavant, contenait toute la marine française. “Alger ! Alger !” criait-on de toutes parts, comme les Romains criaient “Carthage !” »J6.

De nos jours, cette date est rappelée par une grande plaque sur l’une des digues protégeant les plages du Mourillon à Toulon avec l’inscription suivante : « De cette rade, le 25 mai 1830, sur ordre du Roi Charles X, une flotte commandée par l’Amiral Duperré comportant 103 bâtiments de guerre et 500 navires de commerce armés par 20.000 marins, transportant un corps expéditionnaire de 35.000 hommes aux ordres du Général de Bourmont, Ministre de la Guerre, appareilla vers Alger afin de rendre la Liberté à la Mer et de faire de l’Algérie une terre de progrès que plus d’un siècle de travaux et de combats en commun devait unir à la France par des liens de fraternité ».

Dans le sillage de la conquête, c’est Toulon qui, dans les premières années, est la ville la plus algérienne de France. C’est là que commencent à affluer les premiers colons, alléchés par un tableau quelque peu idéalisé de la nouvelle terre conquise. C’est là que, parfois, d’autres, reviennent, déçus. C’est là aussi, évidemment qu’ont lieu tous les mouvements de troupes. Un service hebdomadaire de bateaux existe dès 1833. C’est au Fort Lamalgue qu’Abd el Kader sera détenu quatre mois (décembre 1847- avril 1848), avant son transfert à Pau7.

Cette vocation est illustrée par un monument, peut-être le premier de ce type, exaltant la vocation de la France d’apporter la civilisation au reste de l’humanité : la sculpture, œuvre du sculpteur Louis-Joseph Daumas, représente un homme nu pointant l’index vers le Sud en tournant le dos à la ville — ce qui lui valut le sobriquet Cuverville —. L’inauguration eut lieu le 1er mai 1847, en présence du Maire Paul Garnier, qui souligna à cette occasion l’importance de l’allégorie : « Éclairer et civiliser le monde, voilà le seul empire que doivent ambitionner les nations ».

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Le second épisode célèbre qui mit le Toulon colonial en évidence fut la pratique des mariages au tambour8. En 1838, le général Bugeaud avait déclaré que « le meilleur moyen de réaliser la colonisation de l’Algérie était la fondation de colonies militaires ». Gouverneur général de l’Algérie de 1840 à 1847, il tenta de la mettre en pratique, en organisant des mariages de futurs colons avec des orphelines de Toulon. Le 10 juillet 1842, il s’adressa au ministre de la guerre. Après avoir rappelé que « jusqu’à présent, la population du village militaire de Fouka se compose de 60 colons tous célibataires », il poursuivait : « M. le Maire de la ville de Toulon avec lequel je me suis mis en rapport pour cet objet a fait rechercher les filles modestes, laborieuses, à choisir soit parmi les jeunes personnes élevées à l’hospice soit dans des familles honnêtes d’artisans et de cultivateurs. J’ai lieu d’espérer que le Conseil Municipal de Toulon accueillera favorablement l’appel que je lui ai fait pour l’engager à voter de son côté une certaine somme pour la dot des jeunes filles […]9 ». Dès août, 20 soldats, sélectionnés personnellement par Bugeaud, partirent à Toulon et y rencontrèrent vingt « filles modestes, laborieuses ». Dix-sept de ces rencontres quelque peu arrangées se solderont par des mariages. Les couples (re)partirent en Algérie trois mois plus tard.

Après un peu plus d’une décennie de prospérité, cet âge d’or algérien s’achèvera, et Toulon sera progressivement supplanté par Marseille.

Les maristes

Au cours des années 1840, la Société de Marie envoya à Toulon ses missionnaires en partance pour l’Océanie. Cela leur permettait de profiter des bateaux de la Marine en escale sur leur trajet vers l’Océanie. En 1845 une communauté mariste installe à La Seyne, commune mitoyenne de Toulon, une résidence missionnaire qui sera la base arrière de ses missions. Elle y créa une école, puis un collège en 1849, aujourd’hui lycée privé.

Lors d’une conférence donnée le 1er juin 2015, consacrée aux « Maristes de La Seyne… de 1849 à la Seconde Guerre mondiale », un ancien professeur d’Histoire et Géographie de l’Établissement décrivait ainsi l’ambiance du collège : « Le collège adopte l’esprit, les traditions de la Marine », et il poursuivait en illustrant ces propos : « En 1930, le général Gelin, militaire colonial, lors d’une conférence “invite des élèves de l’Institution… élite de la jeunesse française, à embrasser la carrière coloniale notamment comme officier ou administrateur, afin de travailler à la grandeur, au développement et à la prospérité des colonies”. En 1937 le général de Raymond, président du Comité Toulonnais de la semaine coloniale fait un exposé sur la haute mission civilisatrice de la France. L’idée coloniale est de fait fortement soutenue au sein de l’Etablissement10 ».

Toulon, capitale de l’opiomanie française ?

Grand port militaire, Toulon vit débarquer plusieurs générations d’officiers et de marins venus des quatre coins de la terre. Et, parmi eux, ceux qui avaient fait un séjour plus ou moins long en Extrême-Orient. À la veille de la Première Guerre mondiale, il y a plusieurs centaines de fumeries en métropole11. Dont Toulon : il y aurait eu à ce moment 163 lieux de consommation, habitations individuelles comprises12. Claude Farrère, lui-même officier de Marine, ayant séjourné en Extrême-Orient, décrit avec une complaisance à la limite de la complicité les fumeries de Toulon fréquentées par des officiers de Marine13. Des descentes de police commencent à se multiplier. En décembre 1906, la presse signale une fermeture de fumerie clandestine, à Toulon14. Malgré ces campagnes, la consommation ne semble pas baisser. Six années plus tard, malgré un titre flamboyant (« Guerre à l’opium »), un autre périodique montre l’impuissance des autorités : la Sûreté générale de la Marine, apprend-on, enquête à Marseille et à Toulon : « L’on va étudier le moyen d’empêcher l’importation du terrible poison. Les courriers venant d’Asie, de Chine et du Japon, seront examinés, et les boys chinois seront l’objet d’une étroite surveillance » (La Lanterne, 18 mai 1913).

« Le lieu le plus colonialiste de France » (Jacques Le Goff)

Tous les grands moments de l’histoire coloniale seront particulièrement fêtés à Toulon. Lors des cérémonies dites du Centenaire de l’Algérie, c’est de cette ville que le président Doumergue partit (3 mai 1930). Nul ne se trompa sur la valeur symbolique des lieux et des dates : un siècle plus tôt, à quelques jours près, c’était l’escadre de la conquête qui partait de la même ville…

Jacques Le Goff15 est né le 1er janvier 1924 à Toulon. Il y a passé une grande partie de son enfance qu’il évoque dans un livre d’entretiens avec Marc Heurgon Une vie pour l’histoire16 : « Nous habitions dans un immeuble près du marché, sur le cours La Fayette (…). C’était tout un ensemble de bruits, de couleurs (…). J’étais encore tout jeune, lorsque, au lycée en particulier, j’ai été soumis à une pression sociale formidable pour m’amener à faire partie de la Ligue maritime et coloniale. Il s’agissait d’une institution quasi officielle dont le rôle, dans le Toulon des années trente, n’a pas été suffisamment étudié à ma connaissance ; dommage, car cela en vaudrait la peine. La Ligue avait pour mission de développer l’admiration et la reconnaissance à l’égard des marins et soldats, qui avaient conquis et administré l’Empire. On organisait pour les jeunes des visites de bateaux ou de casernes, des rencontres avec des officiers. J’avais une dizaine d’années et aucune conscience politique, mais j’ai été horrifié par les propos tenus dans ces rencontres, empreints de l’exaltation du héros militaire, de racisme et de colonialisme (…). Pour moi, cette expérience de Toulon est restée fondamentale. J’ai vraiment passé mon enfance dans le lieu le plus colonialiste de France. Qu’on ne vienne pas me dire que Toulon est devenu une ville d’extrême droite avec l’arrivée des “pieds-noirs“, après 1962. Certes, il faudra attendre 1995 pour que Toulon devienne officiellement la plus grande ville de France administrée par le Front national, mais pour moi, c’est d’abord le résultat d’une tradition, vieille et profonde ».

Les continuateurs

En historien méticuleux, Jaques Le Goff avait écarté l’interprétation de l’attachement d’une partie de la population de Toulon aux traditions coloniales par la présence d’une forte population d’Européens d’Algérie. Mais le fait est que cet afflux a encore accentué cet attachement.

En 1980, Toulon fut la seconde ville (après Nice) à ériger un monument à l’Algérie française : « Sur un terrain situé Porte d’Italie, et donné par la municipalité de Toulon (Var), un Comité de la stèle animé par le colonel Reymond, ancien membre de la municipalité toulonnaise, a fait édifier un monument, d’environ 2 mètres de haut sur 6 mètres de large. Sur ce monument, construit en pierre et dû au sculpteur Pierre Cartereau, figurent les mots : « L’Algérie française. A tous ceux, Européens et musulmans, qui, souvent au prix de leur vie, ont pacifié, fertilisé et défendu sa terre. 1830-1962 ».

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Un bas-relief représente un parachutiste couché, dont les épaulettes sont arrachées, et on lit la formule « Pour une parole donnée » (allusion à la promesse de garder l’Algérie française). Beaucoup ont reconnu dans ce parachutiste Roger Degueldre, lieutenant du 1er régiment étranger de parachutistes, déserteur, créateur des commandos Delta de l’OAS, condamné à mort par la Cour de sûreté de l’État et fusillé au fort d’Ivry, le 6 juillet 1962 — Voir, sur ce monument, l’article de ce site, du 19 mars 2006 : « Toulon – Marignane : histoires de stèles et de plaques » —. Le monument, dont le financement a été assuré par souscription, avait été détruit par l’explosion d’une charge de plastic le 8 juin » (Le Monde, 19 juin 1980)17.

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Cette tradition ne s’est jamais démentie. Le 25 mai 2006 eut lieu à Toulon une manifestation assez originale, à l’appel d’un Collectif pour la commémoration de la fin de l’esclavage barbaresque, regroupant l’extrême droite et une partie de la droite locales (Association pour la Mémoire de l’Empire Français, ADIMAD-OAS, Cercle Algérianiste-Hyères, Chrétienté-Solidarité, Cercle National des Rapatriés, Cercle Algérianiste-Draguignan, Collectif Aixois des Rapatriés, Cercle National des Combattants…)18.

C’est Toulon que choisit Nicolas Sarkozy, alors candidat à la magistrature suprême, pour exalter « le rêve européen », lié au « rêve méditerranéen », illustré à ses yeux par « Bonaparte en Egypte, Napoléon III en Algérie, Lyautey au Maroc (…), ce rêve qui ne fut pas tant un rêve de conquête qu’un rêve de civilisation »19.


Bibliographie

* Maurice Agulhon (dir), Histoire de Toulon, Toulouse, Privat, 1980.
* Jacques Le Goff, Une vie pour l’histoire, entretiens avec Marc Heurgon, Paris, La Découverte, 1996.
* Dominique Legenne, Var Terre d’histoire, Aix, Actes Sud, 1999.
* Gilles Manceron, Marianne et les colonies, Paris, La Découverte, 2003.
* même auteur, Le tournant colonial de la République, Paris, La Découverte, 2007
* Louis-José Barbançon, L’archipel des forçats, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2013.


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Une œuvre que nous te promettons de continuer

Intervention prononcée, au nom de la Ligue des droits de l’homme, par Gilles Manceron, lors des obsèques de François Nadiras, le 1er septembre 2017, au crématorium de Cuers.

Avec la mort de François, la Ligue des droits de l’homme perd un militant dont la fermeté dans les convictions s’ajoutait à une patience et une convivialité qui avaient quelque chose de rare. Dans un monde où les engagements peuvent parfois dériver vers des emportements ou des exclusives, son calme et son goût du dialogue étaient frappants.

Quand l’inacceptable était intervenu aux élections municipales de Toulon en 1995, il avait considéré qu’on ne pouvait pas « rester les bras ballants » et rejoint cette association dont il a ensuite partagé tous les combats et animé avec ardeur une section locale. Mais ça ne l’empêchait pas de garder une totale indépendance d’esprit.

Si j’essaie de dire quelques mots personnels sur ce militant que j’ai d’abord rencontré brièvement, à la fin des années 1990, lors de congrès, et mieux connu ensuite, au début des années 2000, autour de la défense d’archivistes à qui on faisait payer leur témoignage courageux contre l’odieux Papon pour défendre un chercheur rigoureux, je dirais qu’il était un curieux mélange de fidélité à l’organisation dont il était membre et de totale indépendance d’esprit. Il ne bougeait pas d’un iota quand, par exemple, il se trouvait face à une historienne qu’il admirait mais qui, pour lui, ne défendait pas suffisamment ces archivistes.

A Toulon, François avait vite perçu combien l’idéologie héritée de la colonisation était l’un des soubassements majeurs des influences funestes. Il amenait ses visiteurs voir cette plaque posée là d’où est partie en 1830 une expédition de conquête dont les conséquences persistent encore aujourd’hui. Il faut dire que, nommé à la Guadeloupe, au milieu des années 1960, pour son premier poste d’agrégé, sa rencontre avec une société profondément imprégnée de racisme colonial avait provoqué en lui une aversion durable pour cette idéologie et ses conséquences. D’où son idée de créer un site internet pour documenter et pour combattre patiamment l’ignorance et les mythes. Il s’y est consacré entièrement quand il a du arrêter son enseignement.

Quand a été votée la loi du 23 février 2005 qui enjoignait aux enseignants de montrer les « aspects positifs de la colonisation », le fait qu’il ait déploré que son association n’agissait pas avec davantage de force pour la dénoncer n’a pas débouché sur des protestations mais sur la volonté de prendre ses propres responsabilités. Il a pris l’initiative d’une pétition nationale, publié sur son site de nombreux articles, qui ont contribué, parmi d’autres initiatives, à ce que les plus hautes autorités de la République aient du revenir sur elle.

Plutôt que de s’attarder sur les manques de sa propre association dans les domaines qui le préoccupaient, il s’est attaché à prendre lui-même des initiatives, dans la discrétion et la modestie, et en se tenant à l’écart des polémiques inutiles. Le nombre des hommages exprimés lors de son décès témoignent de l’influence discrète qu’il a exercée. Toujours mesuré et respectueux des personnes, il était heureux quand, par exemple, telle ou telle personnalité du monde des rapatriés d’Algérie entamait avec lui un débat contradictoire mais sincère.

L’histoire et la mémoire coloniales n’étaient pas ses seuls sujets de mobilisation. La LDH a rendu hommage à ce militant auquel aucun droit, aucune liberté n’échappait à la vigilance. Solitaire dans ses efforts, il était aussi entouré de beaucoup d’amis. Il revient à tous ceux qui ont travaillé avec lui de poursuivre son combat. Quand sa maladie a progressé, il a fallu qu’il cherche avec ceux qui l’avaient aidé à faire vivre son site une solution qui en assure la continuité. Il a voulu que la partie vouée à la connaissance de la colonisation et de ses séquelles soit gérée par une association d’historiens et de citoyens persuadés comme lui de l’importance de cette question.

François, ton combat, nous te promettons de le continuer. )]

Les enfants réunionnais
exilés de force après 1962
réclament justice

Plus de 2 000 enfants réunionnais exilés de force

L’épisode a souvent été désigné comme l’affaire des « Réunionnais de La Creuse ». Il a commencé à être médiatisé quand, en 2002, cinq ans après la mort de Michel Debré, Jean-Jacques Martial, un Réunionnais transféré à l’âge de sept ans en 1966, maltraité et abusé sexuellement par sa famille d’accueil, a déposé plainte pour « enlèvement et séquestration de mineur, rafle et déportation ». En réalité, ces enfants originaires de la Réunion ont été déportés dans une soixantaine de départements français. De 1962 à 1984, plus de 2 000 enfants, nés à La Réunion, furent l’objet de « transferts forcés » vers des départements de Métropole, dans l’intention de « freiner l’essor démographique de la population de La Réunion » et de « repeupler des régions touchées par l’exode rural ».

Michel Debré, battu aux élections législatives de novembre 1962 qui avaient suivi l’indépendance de l’Algérie, à laquelle il n’était pas favorable, avait décidé en mars 1963 de se présenter à La Réunion. Il l’avait découverte pendant la guerre d’Algérie, lors d’un voyage en juillet 1959, et il craignait de la voir sortir, comme l’Algérie, de sa situation coloniale. Il voulait aussi y combattre l’influence croissante du parti communiste réunionnais, fondé quelques années auparavant par Paul Vergès. Arrivé dans l’île en avril 1963, il a été élu député en mai et est devenu, de 1963 à 1988, le leader de la droite réunionnaise au pouvoir dans l’île, élu aussi pendant toute cette période au conseil régional de La Réunion.

Considérant que la démographie de l’île était une menace pour son développement, il a créé le Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer) et le Cnarm (Comité national d’accueil et d’actions pour les Réunionnais en mobilité), pour organiser le déplacement de Réunionnais vers la métropole. Et, dans le même but, il a mis en place l’exil forcé vers la Métropole d’enfants réunionnais vers des départements métropolitains. Face aux critiques indignées de personnalités engagées dans la protection de l’enfance, il a répondu que : « L’entreprise doit être poursuivie avec d’autant plus de constance qu’elle peut être combinée avec un admirable mouvement d’adoption que nous n’arrivons pas toujours à satisfaire ».

Les petits Réunionnais déplacés de force étaient issus des classes pauvres. Certains provenaient de l’Assistance publique. De nombreuses familles illettrées ont été contraintes par l’administration de signer les autorisations qu’elle exigait et dont elles ignoraient le contenu. D’autres ont été mises devant le fait accompli. On a menti aux parents en leur faisant croire que leurs enfants partaient pour un avenir meilleur et reviendraient régulièrement dans l’île. En réalité, la plupart n’ont jamais pu les revoir.

En 2013, sur la chaîne de télévision Réunion la première, une émission « Le Grand débat » intitulée « Les enfants de la Creuse » a contribué à faire connaître le sort que ces enfants ont subi. Autour du documentaire « Une enfance en exil » de William Cally (52 minutes), elle a suscité de nombreux témoignages et un débat qui ont eu un grand écho dans la population de La Réunion.


En 2013, le documentaire « Une enfance en exil » a aussi été diffusé par plusieurs stations de France 3. Et, le 7 avril 2016, France 3 Auvergne-Limousin a consacré dans son Journal télévisé un reportage « Grand format » aux enfants réunionnais transplantés dans le Cantal, avec notamment des images d’archives montrant Michel Debré justifiant cette politique par la démographie de La Réunion.


Une étape importante en 2018

Le 10 avril 2018, un rapport portant sur « la transplantation de ces mineurs de La Réunion en France hexagonale », qui a demandé deux ans de recherches à une commission de quatre experts — Philippe Vitale, son président, Wilfrid Bertile, Prosper Eve et Gilles Gauvin —, a été remis à la ministre des Outre-mer, Annick Girardin et il a été rendu public. La commande de ce rapport a fait suite au vote par l’Assemblée nationale, le 18 février 2014, d’une résolution reconnaissant que « l’État a manqué à sa responsabilité morale ». La création de cette commission a été à l’initiative de la ministre des Outre-Mer entre avril 2014 et août 2016, George Pau-Langevin, qui a soutenu fortement son travail et était présente à la remise du rapport.

Ce rapport — dont le contenu a été largement occulté par la presse française — réévalue sensiblement le nombre d’enfants concernés, puisqu’il estime — alors qu’on avançait jusque-là le nombre de 1600 enfants — qu’au moins 2015 enfants ont ainsi été ainsi déracinés et séparés de force de leur milieu et de leur famille. Et il élargit considérablement le nombre des départements ruraux où ils ont été dispersés : bien loin du seul département de la Creuse longtemps seulement cité, il établit qu’ils ont été disséminés dans 64 départements ruraux. Pour ses auteurs, l’État porte une « responsabilité morale » dans ces événements. Cette affirmation est grave. Quelles conclusions, le pays et ses institutions vont-ils en tirer ?

A l’occasion de cette remise, un petit reportage a été fait par la Fédération des enfants déracinés des départements et Régions d’Outre-mer (la FEDD). Ainsi qu’une brève vidéo évoquant le sort de ces enfants, maintenant devenus adultes, qui avaient été arrachés à leur île. L’un et l’autre ont été réalisés à l’initiative de la chargée de communication de cette association, Valérie Andanson, une ex-mineure déracinée à l’âge de 3 ans pour être transplantée dans La Creuse. On a aujourd’hui identifié 1800 anciens mineurs réunionnais exilés de force encore en vie, dont un sur cinq est retourné vivre sur l’île.

Les milliers d’avortements et de stérilisations sans consentement à La Réunion dans les années 1960 et 1970

Cette transplantation forcée des enfants de La Réunion est à rapprocher d’un autre épisode dans cette même période où Michel Debré en était le député et qui relève de la même gestion coloniale de la population. C’est cet épisode que Françoise Vergès a décrit dans son livre, Le ventre des femmes : capitalisme, racialisation, féminisme, publié par Albin Michel en 2017.


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[rouge]Présentation de l’éditeur :

[rouge]Dans les années 1960-1970, l’État français encourage l’avortement et la contraception dans les départements d’outre-mer alors même qu’il les interdit et les criminalise en France métropolitaine.


[rouge]Comment expliquer de telles disparités ?

[rouge]Partant du cas emblématique de La Réunion où, en juin 1970, des milliers d’avortements et de stérilisations sans consentement pratiqués par des médecins blancs sont rendus publics, Françoise Vergès retrace la politique de gestion du ventre des femmes, stigmatisées en raison de la couleur de leur peau.

[rouge]Dès 1945, invoquant la « surpopulation » de ses anciennes colonies, l’État français prône le contrôle des naissances et l’organisation de l’émigration ; une politique qui le conduit à reconfigurer à plusieurs reprises l’espace de la République, provoquant un repli progressif sur l’Hexagone au détriment des outre-mer, où les abus se multiplient.

[rouge]Françoise Vergès s’interroge sur les causes et les conséquences de ces reconfigurations et sur la marginalisation de la question raciale et coloniale par les mouvements féministes actifs en métropole, en particulier le MLF. En s’appuyant sur les notions de genre, de race, de classe dans une ère postcoloniale, l’auteure entend faire la lumière sur l’histoire mutilée de ces femmes, héritée d’un système esclavagiste, colonialiste et capitaliste encore largement ignoré aujourd’hui.
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Conférence de Françoise Vergès, le 16 mars 2017, dans le Grand Salon de l’Hotel de Ville de Saint-Denis à La Réunion

Lilian Thuram : Pourquoi les gens blancs ne se pensent-ils pas comme des Blancs ?


L’équipe de France qui a remporté le Mondial de football en 2018 a donné l’image d’une grande fraternité entre tous les joueurs, et la liesse qu’elle a provoquée dans le pays témoigne de ce que de nombreux Français y ont vu une image de la diversité phénotypique de la France d’aujourd’hui qui est malheureusement absente du monde politique, économique et médiatique.

Cependant, le racisme est présent dans le football français. Et les joueurs non-Blancs en font les frais. Des cris de singe, des jets de bananes, des insultes « sale nègre » ou « sale singe », des chants racistes, qui émanent de supporters, de joueurs ou même de leur encadrement, surviennent un peu partout, de Marseille à Bastia, de Metz à Grenoble.

Plus grave, Libération a publié le 28 juillet 2018 une enquête intitulée « En Alsace, le football amateur en flagrant déni », qui relate comment, le 6 mai 2018, lors d’un match amateur de D3 du District d’Alsace, un joueur âgé de 25 ans, Kerfalla Sissoko, a été gravement agressé dans un contexte d’insultes racistes. Il en garde des séquelles, psychologiques et physiques, et va devoir être opéré de la tempe et du tympan. Pourtant, le cas n’a provoqué aucune réaction du côté des responsables du football français.

La Fédération française de football (FFF) minimise l’importance de ces manifestations de racisme. L’outil informatique qu’elle a mis en place pour collecter les dérapages sur les terrains amateurs, l’Observatoire des comportements, affirme que le nombre de matchs ponctués d’incidents est en baisse constante et que le racisme ne concernerait que 0,7 % d’entre eux… Elle relève principalement des injures (67 %), les agressions physiques ne comptant, selon elle, que pour 18 %. Mais les instances locales et régionales sont de moins en moins nombreuses à faire remonter les incidents à caractère raciste, qu’elles et ont tendance à nier.

Dans l’entretien que Libération a également publié le 28 juillet 2018, Lilian Thuram porte un jugement sévère à l’encontre des instances dirigeantes du football français. Mais, pour lui, ce qui se passe dans le football est un symptôme d’un mal général qui ronge la société française, hérité de l’esclavage et de la période coloniale, qui repose sur la persistance de l’idée de race. Une idée — comme il l’expliquait dans un entretien donné en 2007 à la revue Hommes & Libertés de la Ligue des droits de l’Homme, que nous reproduisons ci-dessous —, qui a été dangereusement promue, en particulier, sous Nicolas Sarkozy, sous couvert d’« identité nationale ».


[rouge]Interview

Lilian Thuram : « Pour ne pas gâcher le jeu,
on donne l’impression que tout va bien »[/rouge]

par Noémie Rousseau, photo Roberto Frankenberg, publié par Libération le 28 juillet 2018
Source

[(Pour le champion du monde 1998, le racisme sur les terrains, reflet de l’inconscient profond du pays, est minimisé par les instances dirigeantes majoritairement blanches. Il dénonce les préjugés tenaces contre les Noirs, renvoyés à leur physique et traités de paranoïaques lorsqu’ils dénoncent les agressions dont ils font l’objet.
)]

Lilian Thuram a grandi en Guadeloupe jusqu’en 1981, année de son arrivée en région parisienne, où il est élevé par sa mère femme de ménage. Là, il fait l’expérience du racisme, elle fondera ses engagements futurs. Le baccalauréat en poche, il débute sa carrière de footballeur professionnel avec l’AS Monaco, passera ensuite l’essentiel de sa carrière à la Juventus de Turin. Le défenseur tricolore, champion du monde en 1998 et d’Europe en 2000, raccrochera les crampons en 2008. Un temps membre du conseil fédéral de la Fédération française de football (FFF) et du Haut Conseil à l’intégration, il crée sa fondation, Lilian Thuram-Education contre le racisme.

Les Bleus sont la cible à l’étranger de commentaires sur leurs origines…

C’est surtout une hypocrisie totale de dire qu’il ne faut pas parler des origines des joueurs. Parce qu’avec ceux qui ne jouent pas en équipe de France, on se l’autorise. Ceux-là sont sans cesse désignés comme des jeunes issus de la deuxième ou troisième génération, sans cesse renvoyés à leurs origines. Cette victoire est un cadeau extraordinaire fait à tous ces enfants qui ont du mal à se considérer comme français. Avec elle, ils pourraient franchir le pas. Mais on ne devrait pas attendre une Coupe du monde pour leur donner le sentiment d’être légitimes, ce devrait être un discours porté par nos politiques et notre société. En fait, parler des origines de quelqu’un n’est pas un problème, tant qu’on ne l’enferme pas dedans. Jusqu’à preuve du contraire, chacun de nous en a, alors pourquoi ne pas aborder le sujet ? Parce que ce sont toujours les mêmes qu’on renvoie à leurs origines. Parce qu’on ne parle pas de celles de Lloris, Griezmann, Hernandez, Pavard. Parce qu’en fait, c’est de couleur de peau dont il s’agit. Ce n’est pas anodin que certains pays désignent les joueurs d’origine africaine. Le message est simple : on ne peut pas être noir et européen, puisque les Noirs sont africains. Et il y aurait trop de Noirs dans l’équipe de France. A ce discours-là, la FFF oppose que tous les joueurs sont français. Bien sûr, évidemment, sinon ils ne pourraient pas jouer en équipe de France ! Ne faudrait-il pas dire, assumer, que la force de notre pays, de notre football, tient à ce que nous avons tous des origines, des couleurs, des religions différentes… Dire que là est notre fierté, que nous sommes fiers de cela. Et voilà pourquoi nous sommes champions du monde.

Comment expliquer que les joueurs noirs du club amateur de l’AS Benfeld, qui ont essuyé des coups et des injures racistes, ont le sentiment de n’avoir pas été entendus par les instances du football ?

On sait bien que les Noirs racontent des bêtises… Le racisme est présent dès la lecture d’une situation. La parole d’un Noir ou de trois Noirs ne vaut pas la parole d’un Blanc. La victime n’est pas en mesure de dénoncer quoi que ce soit puisqu’on ne va pas la croire. La parole est d’emblée illégitime, c’est caractéristique du traitement du racisme. Ce qu’on ne veut pas voir dans le racisme, c’est que cela existe vraiment. On croit toujours que les personnes exagèrent, que ceux-là voient du racisme partout. On leur fait comprendre qu’ils sont paranoïaques. Car prendre en considération les paroles des victimes de racisme, c’est prendre acte du fait qu’il y a du racisme, donc aller à l’encontre du système, affirmer qu’il faut le changer au lieu de laisser faire. Je prends toujours l’exemple du bus de Rosa Parks : il ne faut jamais oublier que dans le racisme, il y a des gens qui sont avantagés.

L’engouement populaire pour les Bleus victorieux signifie-t-il que le football français s’est défait de tout racisme ?

Après cette victoire, il n’y aura peut-être plus de questionnements sur la légitimité d’être noir et français. A condition de rappeler les débats qui ont agité la FFF. Il faut dire aux gens : vous qui êtes heureux de la victoire de l’équipe de France, souvenez-vous qu’en 2011, des personnes ont voulu mettre en place des quotas pour les binationaux. Avec ces quotas, nous n’aurions pas cette équipe-là. Ce projet a été empêché grâce au courage d’un lanceur d’alerte, Mohamed Belkacemi.

Dans le cas du match Benfeld-Mackenheim, le District d’Alsace de football a condamné à égalité tous les protagonistes, dix matchs de suspension pour tous.

C’est une décision extrêmement lâche, cela revient à ne pas sanctionner. Il n’y a ni victime ni bourreau. En ne prenant pas la mesure de la gravité de la situation, ils permettent au racisme de perdurer. Ils participent au mauvais traitement des Noirs par la société, ils l’autorisent à les violenter, les sous-estimer, les mépriser.

Match entre Benfeld et Hipsheim, en Alsace, juin 2018. Photo Pascal Bastien pour « Libération ».
Match entre Benfeld et Hipsheim, en Alsace, juin 2018. Photo Pascal Bastien pour « Libération ».

Si les agresseurs et les victimes avaient la même couleur de peau, ils n’auraient pas tous eu la même peine. On ne condamne pas de manière identique victimes et agresseurs. Mais dans ce cas-là, on les met sur le même plan, au même niveau, pour ne pas traiter de la question raciste. L’essentiel, c’est de ne pas faire de vague, pour ne pas être taxé de district raciste. Je doute que ces dirigeants aient pensé au ressenti de ces footballeurs noirs, à la manière dont ils vivraient cette affaire et leur sanction.

Autrement dit, la couleur de peau conditionnerait la lecture de la situation ?

C’est la réalité. Si au District d’Alsace de football la majorité des personnes étaient noires, est-ce qu’il y aurait eu cette sanction ? Les décisions prises dans les affaires de racisme émanent souvent d’une classe dirigeante majoritairement blanche qui ne subit pas le racisme, qui est éduquée à ne pas le voir ou à refuser de le voir. Si le racisme existe encore dans nos sociétés, c’est qu’il y a encore beaucoup de personnes qui trouvent ce comportement tout à fait normal, se retrouvent dans cette façon de penser. Demandez aux joueurs, aux supporteurs, aux gens du District, s’ils aimeraient être traités de la même façon que la société traite les personnes de couleur noire. A chaque fois que je pose la question dans les écoles, les enfants répondent non. Eux-mêmes savent. Ils savent qu’on ne se comporte pas pareil avec les Noirs.

Quand on décortique la réflexion autour du racisme, on en arrive à une remarque dangereuse : les gens ne se perçoivent pas blancs. Dans l’absolu, c’est une bonne chose. Mais comme ils n’ont pas conscience d’être blancs, ne se nomment pas blancs, ils ne se rendent pas compte combien leur couleur de peau influence leur perception des personnes noires, leurs actes envers elles. Moi, je sais que je suis noir parce qu’on me l’a tellement répété. Je suis devenu noir à 9 ans, en arrivant en région parisienne. Les autres enfants, qui me disaient noir, ne se disaient pas blancs. Les gens blancs sont capables de parler d’un physique noir, d’une pensée noire, mais ils ne parlent jamais d’eux. Sauf qu’ils se pensent tout le contraire. Si les Noirs courent vite, sont forts, cela sous-entend que les Blancs sont plus intelligents, intellectuels. Dans les années à venir, il faudra questionner cette structure de pensée : pourquoi les Blancs font cela ? Aujourd’hui, c’est compliqué de rappeler aux Blancs qu’ils sont blancs, cela entraîne souvent des blocages, c’est vécu comme une agression.

Quel discours éducatif contre le racisme portez-vous ?

J’essaie d’être le plus simple possible. De démontrer que le racisme n’est pas quelque chose de naturel, mais résulte d’une éducation. Je dis aux enfants que selon leur couleur de peau, leur sexe, leur orientation sexuelle, ils ne vivent pas la société de la même façon. Je leur dis de faire attention, qu’ils sont éduqués de manière inconsciente à se penser mieux que les autres, plus légitimes ou au contraire moins bien. Il s’agit de leur faire prendre conscience des stéréotypes que la société ancre en eux, pour déjouer les mécanismes de domination. Et pour l’heure, le racisme, quand il ne fait pas l’objet d’un déni, est traité de manière superficielle… Dans l’affaire Weinstein, on aurait pu s’en tenir à l’acte d’un gros dégueulasse, s’arrêter là. Mais ce cas a permis de mettre au jour le système qui le sous-tend, qui a permis à Weinstein de perpétrer ses violences avec un sentiment d’impunité : la domination des hommes sur les femmes. Or, quand il s’agit d’un acte de racisme, on ne se pose jamais la question. Si dans un stade, des supporteurs font le bruit du singe parce que je touche un ballon, parce que je suis noir, on se contente de dire qu’il s’agit de gens stupides. Mais cela raconte autre chose, cela dit quelque chose de la relation à l’autre selon la couleur de peau, d’une idée de supériorité. En chaque personne blanche, il peut y avoir des séquelles de cette façon de penser. Cela ne veut pas dire qu’il y en a forcément, mais on doit au moins se poser la question. Le documentaire de Raoul Peck sur James Baldwin, I Am Not Your Negro, l’explique très bien : il faut que les personnes blanches se demandent pourquoi ils ont besoin des Noirs. Parce que le racisme, ce n’est pas le problème des Noirs. Comme le sexisme n’est pas le problème des femmes, ou l’homophobie le problème des homosexuels. Ce n’est pas eux qui peuvent résoudre le problème. Et très souvent, c’est aux victimes qu’on demande de le résoudre.

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Pourquoi n’y a-t-il pas plus de voix qui s’élèvent contre le racisme dans le football ?

Quand j’étais joueur de foot, c’était déjà difficile de dénoncer les actes de racisme, même quand cela me touchait en plein cœur. Il ne fallait pas parler de ce qui est scandaleux. Parce qu’il ne faut pas gâcher le jeu, mais donner une bonne image, l’impression que tout va bien… Dans le foot professionnel, aucun arbitre n’a jamais arrêté un match à la suite d’actes de racisme. Même à ce niveau-là, les joueurs qui se plaignent de racisme sur le terrain finissent parfois avec un carton. Alors même que la visibilité est forte, rien n’est fait. Autant dire que dans le foot amateur, et encore plus en zone rurale, c’est pire. Voilà pourquoi il faut parler, et ce d’autant plus lorsque vous êtes un joueur médiatisé, car cette position est plus facile, et que vous êtes plus audible. Dans le foot amateur, dénoncer du racisme, cela peut même se retourner contre vous. Les clubs, en général, demandent aux joueurs de laisser tomber, de ne rien dire. Les personnes qui ont une visibilité ont aussi une responsabilité : s’opposer aux injustices, pour en finir avec cette hypocrisie qui consiste à fermer les yeux. Il faut une libération de la parole, faire comprendre aux gens que par leur inaction et leur silence, ils entretiennent le racisme.


[rouge]Lilian Thuram : la « promotion de l’identité nationale »
est quelque chose de très grave[/rouge]


Entretien publié dans la revue de la Ligue des droits de l’Homme, Hommes & Libertés, n°138, d’avril-juin 2007 (p.58-61).
Propos recueillis par Gilles Manceron1.

[(

Lilian Thuram est venu rendre visite le 30 mars dernier au 84e congrès de la Ligue des droits de l’Homme. En recevant Hommes & Libertés au centre d’entraînement de l’équipe de France à Clairefontaines au lendemain du match France-Ukraine2, il a tenu à expliquer les raisons de sa venue. A l’encontre de ceux qui pensent que l’identité de la France serait fixée une fois pour toutes et que ce serait au gouvernement de la « promouvoir », il pense qu’on ne peut pas bloquer les évolutions de l’histoire. Pour lui, il est essentiel d’étendre à tous les Hommes la reconnaissance de leurs droits de l’Homme. Y compris les sans-papiers.

)]

On a l’impression que l’équipe de France de football, qui reflète la diversité de la population française contrairement aux autres institutions du pays, suscite une adhésion et une identification intéressante dans les quartiers populaires.

C’est vrai que l’équipe de France est diverse, comme l’est de plus en plus la société française. Cela fait une dizaine d’années que je suis en équipe de France et je constate, dans la vie de cette équipe, une évolution vers la prise en compte sans aucun problème de la diversité de ses joueurs. Je trouve fantastique, par exemple, qu’il y ait maintenant aux repas, très naturellement, deux types de menus — outre le menu habituel, il y a un menu avec de la viande hallal pour ceux qui sont musulmans — et que cela semble tout naturel et ne pose aucun problème à la vie de l’équipe.

Le sport a toujours été en avance pour intégrer la diversité de la société. Il a fait, par exemple, une place aux femmes à une époque où elles n’avaient guère de place dans bien des secteurs de la société. Le football est en France le sport roi et la diversité de l’équipe de France envoie des messages très précis à l’inconscient des Français.

Pourquoi avez-vous soutenu la production du film Tropiques amers qui a été diffusé en mai sur France 33 ?

Ce film est un des messages qui peuvent aider les gens à se comprendre. Souvent il y a des incompréhensions entre les gens qui n’ont pas l’habitude ou la possibilité de s’asseoir autour d’une table et de discuter de certaines questions, et cela crée des blocages dans la société. Or, si on arrive bien à expliquer les choses, on arrive à se comprendre très facilement.

En présentant ce film, vous avez fait allusion aux blocages qui s’expriment dans les réactions d’un certain public sportif, y compris chez ceux qui croient malin de lancer des cris de singe quand un joueur noir touche la balle…

Le public sportif est à l’image de la société. Ce que j’ai dit pour souligner l’intérêt d’un film comme Tropiques amers, c’est que, qu’on le veuille ou non, l’esclavage a créé des complexes, des complexes de supériorité chez les uns et des complexes d’infériorité chez les autres, qui viennent de l’idée de classification des races qui l’a accompagné. Or, on n’a pas remis véritablement en cause cette idée de la classification des races puisque beaucoup de gens pensent encore qu’il existe des races. Il y a des gens qui souffrent et qui traduisent cette souffrance en racisme. Il y a aussi ceux qui ont intériorisé tout simplement le racisme qui était enseigné hier. Il est donc important de revenir sur ce qui s’est passé à l’époque de l’esclavage, où les rapports des uns aux autres se sont un brouillés et où les gens ne se sont pas vu avant tout comme des Hommes. Encore aujourd’hui, dans certains problèmes de société, on ne voit pas l’autre comme un Homme, comme un autre soi-même, et il y a des choses qu’on refuse à certaines personnes.

Sur la question des sans-papiers, par exemple, beaucoup de gens pensent qu’il faut avoir des papiers pour avoir des droits. Or chacun a le droit de vivre, on ne juge pas les gens en fonction du fait qu’ils ont ou non des papiers, selon qu’ils sont Blancs ou Noirs, selon qu’ils sont musulmans, juifs ou chrétiens ; on doit voir en eux le fait que ce sont des Hommes et faire en sorte qu’on puisse vivre ensemble !

De ce point de vue, il y a eu récemment des drames en Méditerranée, où des gens sont morts en tentant de traverser la mer, sans que cela suscite la compassion que de tels drames devraient logiquement susciter.

On a tendance à oublier que ce sont des hommes, des femmes et des enfants qui trouvent la mort. Et pourquoi trouvent-ils la mort ? Pourquoi sont-ils prêts à traverser la mer en sachant ce qu’ils risquent, en sachant qu’ils peuvent perdre leur vie, leur famille. Il faudrait qu’on se pose la question ! Le monde qui provoque cela n’est-il pas un monde totalement injuste où des gens n’ont pas la possibilité de vivre dignement ? Comment peut-on accepter qu’à quelques heures d’avion il y a des gens qui sont dans une souffrance incroyable. Ce n’est pas une fatalité ! On veut faire croire que c’est une fatalité s’il y a des peuples riches et des peuples pauvres. Mais non, il y a des systèmes économiques qui sont mis en place et qui ne sont pas justes, car il y a assez de richesses pour que tous les gens puissent vivre bien. L’argent dépensé pour les guerres pourrait résoudre le problème de la faim dans le monde. Qu’il y ait des pauvres n’est pas une fatalité. Et en acceptant cela, on a tendance à croire que les gens qui vivent dans la pauvreté dans d’autres pays ne sont pas des Hommes comme nous. Tant qu’on ne les verra pas comme des Hommes comme nous-mêmes, cela ne va pas avancer.

Ces personnes qui sont mortes en essayant de traverser la Méditerranée, on a tendance à les voir, non pas comme des Hommes mais comme des « clandestins », ce qui implique qu’on sous-entende qu’ils n’avaient pas le droit de faire ça. C’était la même chose lorsque des enfants avaient trouvé la mort lors d’incendies d’hôtels à Paris, et qu’on oubliait que c’était des Hommes, que c’était des enfants, en disant que c’était des « clandestins » ou des « sans papiers », mots qui sous-entendent que ces gens ne sont pas comme nous. La lecture qu’on a de ces événements fait qu’on oublie que ce sont tout simplement des hommes et des femmes qui souffrent ou qui meurent.

Vous avez invité à l’automne 2006 des familles expulsées du squat de Cachan à venir assister au match France-Italie au Stade de France4, et, début juin, vous avez invité des jeunes de la Seine-Saint-Denis que vous aviez rencontrés lors du dernier congrès de la Ligue des droits de l’Homme5 à venir voir le match France-Ukraine. Pourquoi cela ?

Depuis longtemps, j’invite des gens à des matchs de l’équipe de France — par exemple, lors d’un autre match, j’avais invité 300 enfants de Seine-Saint-Denis, en particulier de là où j’ai grandi, près d’Avron (à Neuilly-Plaisance), dans ce 93 tant décrié —, parce que je trouve que c’est donner l’opportunité à des enfants ou à certains adultes de venir dans un stade passer une heure et demie, tout simplement. J’aurais aimé bénéficier de ça quand j’étais plus jeune. Je me souviens avoir été invité par le biais de mon club à un match de l’équipe de France au Parc des Princes et c’est un souvenir qui m’est resté. Si on peut participer au bonheur de certaines personnes, je ne vois pas pourquoi on s’en priverait.

J’ai invité des familles de Cachan parce qu’un ami m’avait parlé de la situation de ces personnes et ce que j’ai fait, simplement, c’est de leur prendre des billets pour qu’ils puissent venir passer une heure et demie au Stade de France pour que ça leur change les idées. Cela a provoqué des réactions tout à fait incroyables qui m’ont fait me demander un moment : — mais qu’est-ce que j’ai donc fait ? Je ne m’attendais pas du tout à ça. Ceux qui ont critiqué ce geste ne voient pas ces personnes que j’ai invitées comme des Hommes tout simplement. Sous prétexte qu’ils seraient sans-papiers — ce qui n’était d’ailleurs pas le cas, puisque beaucoup d’entre eux avaient des papiers —, ils ne devraient pas aller au stade ! C’est d’une violence incroyable, quand on y réfléchit. Cela veut dire que des gens, parce qu’ils seraient sans papiers, n’auraient pas le droit de vivre, en quelque sorte. Que faut-il faire avec ces gens-là ? Les jeter à la mer ?

A mon avis, ce sont des êtres humains qu’il faut les respecter. Il m’arrive de rendre visite à des familles mal logées dans des hôtels ou des squats et quand j’y vois un enfant, je vois mon fils. Qu’est-ce qui fait la différence entre ces enfants que j’y rencontre et mon enfant ?

Sauf à penser que persistent dans beaucoup de têtes les stéréotypes anciens de l’époque où on divisait l’humanité en races ?

C’est normal qu’il y ait des séquelles de ce genre de stéréotypes puisqu’on ne les a pas détruits. On n’a détruit dans les esprits ni la distinction des races, ni l’idée de la supériorité de certaines races. Aujourd’hui, on a tendance à glisser de la supériorité biologique à la supériorité culturelle. Quand vous voyez, par exemple, les sondages réalisés après la loi du 23 février 2005 sur la « colonisation positive » qui montraient que les Français adhéraient majoritairement à cette idée, vous constatez la persistance de ces clichés. On ne peut pas en vouloir aux gens qui pensent ainsi, car ils ont été éduqués dans cette optique. Si on vous éduque d’une certaine façon, vous pensez que ce qu’on vous a appris est vrai. Quand on vous a expliqué que Christophe Colomb a découvert l’Amérique, vous continuez à penser de cette façon – alors que c’est une certaine façon de voir les choses et qu’on pourrait penser aussi bien que les habitants des Amériques ont découvert alors l’invasion des Européens… — et vous avez tendance à croire que l’histoire de l’Amérique commence avec l’arrivée des Européens, alors qu’elle avait commencé bien des siècles auparavant. C’est toute cette éducation qui se fait sentir aujourd’hui et qui ne permet pas à bien des gens de voir les personnes qui viennent d’autres continents comme des personnes comme eux, de les respecter et de les mettre sur un pied d’égalité.

En même temps, le sport, qui promeut souvent des personnes d’origine différentes de la moyenne des Français, les valorise dans un domaine, l’activité physique, qui peut renforcer des idées reçues sur les qualités et les défauts inhérents à certaines « races » ?

Le sport a toujours été saisi comme une opportunité par les populations les plus défavorisées, car, pour arriver à être sportif de haut niveau, il faut un effort de volonté que consentent à faire surtout ceux qui voient là une des rares possibilité de sortir de leur situation. Ces gens-là sont plus disposés à faire les sacrifices nécessaires pour réussir dans ce domaine, alors que les personnes de milieux plus aisés, qui ont devant eux d’autres possibilités de réussite sociale qui ne demandent pas les mêmes efforts, préfèrent souvent choisir d’autres métiers, qu’ils trouvent aussi plus « nobles » que ceux du sport. C’est pour cela que le sport est un domaine qui attire les jeunes de milieux modestes. Mais il est vrai que ça peut renforcer certains stéréotypes.

Ces stéréotypes, on les constate aussi à l’occasion de certaines réactions face à vos propres prises de positions sur des sujets autres que le sport. Par exemple, on a dit que vous êtes manipulé… C’est l’idée selon laquelle vous seriez bon à courir derrière un ballon, mais pas pour parler des problèmes de la société.

La stigmatisation des Noirs bons en sport, mais pas pour faire autre chose, c’est quelque chose qui a été inventé. Du temps de l’esclavage, le Noir n’était bon à rien. Quand le premier Noir a été champion du monde de boxe, quand des athlètes noirs se sont imposés petit à petit dans le sport, il a fallu inventer quelque chose, une explication qui renvoyait à leur animalité, il a fallu inventer le stéréotype du Noir qui court plus vite que le Blanc mais qui n’a pas son intelligence… C’est quelque chose d’inventé, même si ceux qui l’ont appris n’en ont pas conscience et ont fini par le croire, y compris, d’ailleurs, certains Noirs…

Ceux qui disent que je suis manipulé obéissent plus ou moins inconsciemment à cette même idée. Ils sont dérangés par certaines vérités qu’ils ne veulent pas entendre. Quand quelqu’un, que ce soit un Noir ou un Blanc ou quelqu’un d’autre, remet en cause les idées reçues qui dominent, ça dérange, qu’on le veuille ou non. Par exemple, quand de jeunes Français d’origine étrangère racontent la colonisation telle que leurs parents l’ont vécue, on ne veut pas les écouter parce que ça dérange, ça fait mal. On découvre d’autre réalités que le discours de « l’œuvre civilisatrice ». On découvre la violence, les rapports de domination, y compris la domination des hommes sur les femmes — que montre, par exemple, la série Tropiques amers. Cela renvoie à une vérité qu’on ne veut pas entendre, et qu’on ne veut pas entendre parce qu’on ne vous a pas éduqués à l’entendre.

Ce qui est intéressant, c’est que, petit à petit, l’éducation évolue. La parole se libère. Il y a une discussion qui naît sur ces questions, et, de ce fait, une prise de conscience commence à se faire.

Même s’il y a des tendances à faire obstacle à cette prise de conscience, comme ce thème du « refus de la repentance », qui a été lancé lors de la dernière campagne des élections présidentielles ?

Je dirais que c’est tenter de freiner un phénomène qui est inéluctable. La société est en mouvement, elle avance, les jeunes générations remettent en cause certaines choses pour déboucher sur quelque chose de positif. Donc, il est évident qu’il est important d’avoir une réflexion sur le passé. En tant qu’Homme, nous avons cette réflexion à faire sur notre mémoire et notre histoire, et la société doit la faire aussi. C’est quelque chose qui va se faire. Ne serait-ce que parce que des gens dans la société sont porteurs d’une autre vision de l’histoire que celle qu’on a longtemps enseignée à l’école. Il ne faut pas avoir peur de cette discussion parce qu’il en naîtra quelque chose de positif. C’est évident. Parce que les jeunes qui sont ici veulent avancer.

Ceux qui freinent ce mouvement, ce sont les politiques, car ils sont coupés de certaines réalités de la société, ou bien certaines personnes d’un certain âge, qu’il faut d’ailleurs comprendre car elles-mêmes ont été éduquées à une période où l’Autre était décrit comme différent, donc on ne peut pas leur demander de remettre en cause ce qui a été un repère de leur éducation. Quelqu’un qui a grandi à l’époque où la France avait toutes ses colonies, qui est allé en 1931 voir l’Exposition coloniale, a eu l’esprit formé d’une certaine façon, et il ne faut pas s’étonner qu’il ait du mal à remettre en cause cette vision des races. C’est au contraire parmi les jeunes générations qu’on la remet le plus en question.

Vous étiez présent le 10 mai dernier au Jardin du Luxembourg à la cérémonie officielle de la journée commémorative de l’esclavage et de son abolition6.

Oui, parce qu’il est important qu’il y ait une réflexion intelligente sur ce passé lié à l’esclavage, et non pas une recherche de coupables, pour faire avancer les choses. Je crois que tous les drames humains du passé appartiennent à tous les Hommes. Il ne faut pas l’oublier car nous sommes finalement une espèce très dangereuse qui est capable d’avoir la mauvaise idée de refaire certaines choses. C’est pour cela qu’il faut être garant d’une certaine mémoire, pour justement que lorsque quelqu’un essaye de faire croire que l’Autre est fondamentalement différent, il y ait une lumière rouge qui s’allume, car c’est à ce moment que commence le danger. L’histoire l’a montré, aussi bien lors de l’esclavage et de la colonisation, qu’avec l’antisémitisme et la Shoah, ou encore au Rwanda. C’est pour cela que le discours sur les sans-papiers qu’on désigne comme des « clandestins », qui vise à ce qu’on ne les considère pas comme nos semblables, qui vise à ce qu’on pense qu’ils ne sont « pas comme nous » et que tout ce qui leur arrive est de leur faute est un discours dangereux.

Vous jouez actuellement en Espagne et vous avez joué aussi en Italie7. Comment percevez-vous la France par rapport à ces autres pays européens du point de vue de l’importance des préjugés racistes, ne serait-ce qu’au travers des réactions du public dans les stades ?

Il y a une grande différence, et pas seulement dans les réactions des stades, entre l’Italie, l’Espagne et la France. Je dirais que la France est en avance sur ces pays du point de vue du vivre ensemble de gens originaires de divers continents. La notion de race est moins forte en France. Par exemple, après la révolte dans les banlieues, ce ne sont pas les analyses ethniques qui ont dominé. Certains ont parlé d’un problème d’intégration, mais, en fait, ce n’est pas un problème d’intégration, c’est un problème de citoyenneté. Dans les banlieues, les jeunes veulent participer à la citoyenneté en apportant ce qu’ils sont, y compris leur histoire, pour trouver leur place dans la société et se faire reconnaître en tant que Français. Ils disent : « nous sommes Français, mais nous avons aussi notre histoire, qui n’est pas différente de l’histoire de la France, puisqu’elle en fait partie ». Et elle fait partie de l’histoire de France et l’histoire de France de l’histoire des Hommes.

On sent qu’il reste dans la société un blocage qui est à la base des discriminations. Vis-à-vis des gens qui sont de religion musulmane, ou d’origine maghrébine, ou bien Noirs, il y a un blocage, et ce qu’on vit en France en ce moment, c’est à la fois ce blocage et des éléments qui montrent qu’il sera levé, tôt ou tard. Le fait que, par exemple, beaucoup de jeunes de banlieue soient allés voter est extraordinaire et très encourageant. Là, justement, ils ont pris conscience de ce que, eux, ils étaient Français, contrairement à l’image d’eux-mêmes qu’un certain regard raciste voudrait leur imposer et qu’ils ont parfois tendance à intérioriser. Celui qui intériorise ce genre de stigmatisation est quelqu’un qui se met en danger, alors que c’est celui qui se considère comme Français qui peut faire avancer les choses. C’est en participant qu’on fait changer les choses. Aujourd’hui, même les politiques savent qu’ils ne pourront rien faire sans ces jeunes d’origines diverses. Mais en Italie et en Espagne, ils sont très loin, très très loin de cela. Ils sont nettement en retard, ce qui est normal, car ils n’ont pas la même histoire.

Par conséquent, si l’histoire coloniale a laissé des séquelles en matière de préjugés qui sont à la base des discriminations, elle a eu aussi pour conséquence positive de provoquer les migrations et les brassages qui sont autant de phénomènes qui permettent la remise en cause de ces préjugés. C’est paradoxal…

Oui, et il faut toujours s’appuyer sur ce qui est positif pour avancer. Comme je le disais, il y a, au restaurant de l’équipe de France, au choix, un menu hallal et un menu traditionnel. La société avance comme ça. Certaines personnes pensent que la société est figée, que la France est quelque chose de figé. La France du XVe siècle n’est pas la même que celle du XXe siècle ou celle du XXIe siècle, qui ne sera pas la même que celle du XXIIIe siècle… Cette « promotion de l’identité nationale » qu’on veut confier à un ministère, c’est quelque chose de très grave, car c’est l’illusion qu’on peut bloquer les évolutions de l’histoire. Or, de toutes façons, on ne peut pas bloquer ces évolutions. Cette situation est très grave et c’est pour toutes ces raisons que je suis venu rendre visite et témoigner au congrès de la Ligue des droits de l’Homme. Les droits de l’Homme, c’est très important, mais pour l’instant, de quels hommes on parle quand on parle des droits de l’Homme ? Pour l’instant, ce ne sont pas les droits de tout le monde. Quand on parle des Hommes, cela n’englobe pas tous les Hommes. Et j’espère qu’un jour ce sera le cas.


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Supprimer le mot race de la Constitution n’aiderait pas à combattre le racisme

[rouge]L’Assemblée nationale a adopté, le 12 juillet 2018, un projet d’amendement à la Constitution française visant à supprimer le mot race de son article premier. Mais, lorsque ce mot a été introduit dans le préambule de la Constitution de 1946, puis repris dans cet article de celle de 1958, il s’agissait, après le nazisme, d’affirmer le rejet des théories et préjugés racistes et de toutes les pratiques discriminatoires qui en découlent.

[rouge]Ce premier article stipule que la République « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Le projet d’amendement qui a été voté le 12 juillet 2018 par 119 députés vise à y inscrire qu’elle « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction de sexe, d’origine ou de religion ». L’argument employé par ses partisans est que, puisque l’emploi de ce terme de race n’a aucune légitimité scientifique, il « n’a pas sa place dans la Constitution ». Cet amendement n’entrera en vigueur que si la révision constitutionnelle aboutit[/rouge]1[rouge].

Sur France culture,
une émission « Du Grain à moudre d’été », par Raphaël Bourgois

« Le mot race est-il raciste ? »

avec
Françoise Vergès, politiste, titulaire de la chaire Global South(s) à la Fondation Maison des sciences de l’homme.
Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des Droits de l’Homme.
Claude-Olivier Doron, AMN en philosophie et anthropologie à l’université Paris VII Denis-Diderot, membre du REHSEIS / Centre Georges-Canguilhem.

Le 12 juillet 2018, l’Assemblée nationale a voté en faveur de la suppression du mot race de la Constitution. Selon Jean-Christophe Lagarde, président du groupe UDI-agir, auteur de l’amendement, ce concept « scientifiquement infondé et juridiquement inopérant » n’a plus sa place dans la loi fondamentale. Cette proposition a repris la demande exprimée au début des années 1990 par le biophysicien Bernard Herzberg, le premier à avoir formulé ce projet d’effacement. Si la réforme constitutionnelle est adoptée, son article premier ne fera plus référence à la race.

Quelles conséquences pour la lutte antiraciste ? Si le concept de race ne revêt évidemment aucune réalité biologique, il renvoie à une histoire et à une réalité sociale. Supprimer le mot ne suffit pas à supprimer la chose. Au contraire, l’antiracisme a besoin du mot race pour décrire les discriminations dont sont victimes en particulier les afro-descendants. Lors de cette émission, Michel Tubiana souligne que, fort heureusement, le mot race subsiste et subsistera dans le texte de la loi votée en 1972 contre l’appel ou l’incitation à la haine raciale, ainsi que dans plusieurs textes de Conventions internationales ratifiées par la France.



Lire aussi, le texte collectif signé notamment par Françoise Vergès, publié par Médiapart le 9 juillet 2018, « La couleur de la peau, les origines : ce n’est pas la race »


Le mot « race » n’est pas « de trop » dans la Constitution française

par Etienne Balibar

Cet article a été publié dans la revue Mots. Les langages du politique, n°33, intitulé « Sans distinction de… race », de décembre 1992 (p. 241-256), à la suite de la proposition de Bernard Herszberg, plusieurs fois reprise, depuis, par diverses forces politiques, de modifier en ce sens l’article 1 de la Constitution. Il s’agit de son intervention au colloque « La notion de race est-elle de trop dans la Constitution française », organisé au Sénat, les 27 et 28 mars 1992, par Simone Bonnafous, Bernard Herszberg et Jean-Jacques Israël. Il a conservé toute son actualité.

A la question qui nous a été posée, il convient maintenant que chacun d’entre nous propose sa réponse, de façon que le débat ait lieu et que, collectivement, nous puissions en tirer des conclusions.

Précisons-le bien, puisqu’au cours du débat il a été suggéré, de façon que je suppose ironique, que nous aurions à inverser la question, ou encore à nous justifier — si c’est le cas — de vouloir « maintenir » le mot race dans la Constitution : la proposition que nous avons à discuter n’est pas de le maintenir, mais, éventuellement, de le supprimer, à la place qu’il y occupe et dans les fonctions qu’il y remplit. Soit purement et simplement, soit au bénéfice d’autres rédactions. Ou plutôt la suggestion qui nous est faite est d’en proposer la suppression, car nous ne sommes pas le législateur siégeant ès qualités. C’est pourquoi les attendus de notre réponse, et les réflexions auxquelles ils peuvent nous conduire ont sans doute autant et plus d’importance que la réponse elle-même.

Ma réponse personnelle, je l’avais annoncé, est négative. Les communications et les débats m’ont beaucoup appris. Ils ne m’ont pas fait changer d’avis, je dirais plutôt qu’ils m’ont renforcé dans la conviction qu’une telle suppression serait à la fois injustifiable et dangereuse. Mais ils ont aussi confirmé mon sentiment que, par son paradoxe même, la proposition de Bernard Herszberg et de ses amis avait une triple vertu, qu’il me parait important de souligner d’entrée de jeu.

Premièrement, elle nous oblige à scruter à nouveau le texte constitutionnel, pour en examiner la raison d’être, la signification exacte, les effets tant pratiques (notamment dans le champ judiciaire) que, comme on l’a justement souligné (Simone Bonnafous et Pierre Fiala), idéologiques ; mais aussi les lacunes et les contradictions éventuelles. Un texte constitutionnel, si fondamental soit-il, n’est pas un texte sacré. Il n’est même pas un texte rendu historiquement intangible par son rôle universel de charte des mouvements d’émancipation et de pierre de touche des institutions démocratiques, comme l’est éminemment la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il est bon, il est peut-être essentiel que périodiquement sa lettre soit remise en question, soumise à la question du pourquoi et du pour quoi, et soit ainsi remise en jeu, en mémoire et en débat, dans la discussion démocratique qui fait des individus que nous sommes non seule­ment des sujets de la loi mais, virtuellement au moins, des législateurs, c’est-à-dire des citoyens.

La progression actuelle du racisme

Deuxièmement, cette remise en jeu est d’autant plus opportune que la conjoncture dans laquelle nous nous trouvons, singulière­ment en France, est marquée par une très inquiétante et dangereuse progression du racisme. Plus exactement, elle voit se développer une combinaison de nationalisme, de xénophobie, de passions identitaires (y compris religieuses), de tensions sociales et de racisme proprement dit, qu’il ne faut pas confondre entre eux, mais dont les connexions et les rapports de présupposition réciproque sont pratiquement inextricables. Cette progression s’effectue au niveau des représentations collectives, des comportements quotidiens dont certains sont ouvertement discriminatoires, souvent violents, parfois meurtriers, enfin de mouvements politiques et d’élaborations théoriques. Or la question que cela pose est fondamentalement politique : elle doit être affrontée et ne peut être résolue que sur le terrain de l’action et de la conscience collectives. Mais il est essentiel de se demander quels moyens, quelles « armes » pour une telle mobilisation nous sont fournies par la loi, et notamment par la loi constitutionnelle qui définit la nature du « régime » politique dans lequel nous vivons, qui est le texte dans lequel le peuple souverain se définit lui-même politiquement.

Peut-être beaucoup d’entre nous avaient-ils pu penser que la présence du mot race dans la Constitution, sous la forme, bien entendu, d’une interdiction ou d’une injonction de non-discrimination, n’avait plus qu’une portée résiduelle et, ce qui n’est tout de même pas négligeable, d’un rappel historique de l’affrontement entre la démocratie et le fascisme. Mais voici que nous sommes contraints de nous demander au nom de quels principes et au moyen de quels textes juridiques nous allons — entre autres — faire reculer un racisme actuel, en expansion. Et je le répète, cette question est d’autant moins contournable que ce racisme procède bien de chez nous, de l’histoire et du fonctionnement de notre propre société, et que dans ce fonctionnement les institutions elles-mêmes — depuis la définition de la souveraineté nationale et ses incidences quotidiennes sur la citoyenneté jusqu’aux pratiques administratives et aux politiques gouvernementales — jouent un rôle absolument central. J’y reviendrai, il n’y a pas de racisme moderne qui se réduise à une psychologie ou à une sociologie des « relations » entre groupes, entre « nous » et les « autres » (réels ou imaginaires), c’est-à-dire à un « autrisme » ou à une « hétérophobie ». Tout racisme réel est étroitement lié, non seulement à des pulsions agressives et à des représentations identitaires, mais au rapport historique entre les individus qui portent ces pulsions, les groupes qui élaborent ces représentations, et l’Etat, donc les institutions. Ainsi que j’ai eu l’occasion de le soutenir ailleurs, le racisme est un rapport de violence ouverte ou latente à l’autre médié par l’Etat, ou réciproquement un rapport à l’Etat (et à la violence de l’Etat) projeté sur l’autre, ou sur celui qui peut être défini comme tel. C’est ce qui rend la question des termes de la loi particulièrement importante.

Enfin, troisièmement, cette remise en jeu et en débat des termes dans lesquels le texte constitutionnel se réfère à des principes fondamentaux ou en tire les conséquences, est inévitable en tout état de cause, et il est excellent que des initiatives comme celle de l’Université de Paris 12 en fassent, non seulement une affaire de spécialistes, d’experts et de gouvernants, mais une matière à réflexion et à libre débat, à l’initiative des citoyens eux-mêmes, faisant appel à leurs diverses compétences, à leurs diverses expériences, à leur jugement. On pourrait même souhaiter que cet exemple soit suivi, et sorte largement des enceintes universitaires. Plus, en effet, nous prenons au sérieux le droit, plus nous mesurons son efficacité et sa nécessité, plus nous avons besoin des lumières de ses techniciens, plus nous devons justement nous convaincre qu’il s’agit là d’une matière trop sérieuse pour être laissée aux (seuls) juristes…

La remise en jeu, disais-je, est inévitable : à cause du changement en cours du cadre même dans lequel se définit la souveraineté collective, démocratique, qui ira plus ou moins vite, mais qui est irréversible et produit déjà ses effets, notamment sur le plan judiciaire, et sur le plan de la « police » de la société (au sens le plus général du terme). Je rappelle que l’article 2 de la Constitution, dont nous discutons aujourd’hui, ouvre son titre premier, « De la souveraineté », et sans doute n’est-ce pas un hasard. En tout cas ce n’est pas sans produire des effets précis. Mais cette souveraineté, de facto et de jure, sera de moins en moins purement « française ». Elle sera de plus en plus supra- ou transnationale, européenne et probablement, à certains égards, mondiale. La question de savoir sur quelles bases de principe, avec quelles formulations contraignantes la France, les citoyens français « entrent » dans ce processus de transnationalisation de la souveraineté, extrêmement périlleux, probablement conflictuel et dont la forme pas plus que les résultats ne sont déterminés par avance, mais qui est, je le répète, inévitable, est absolument cruciale. Elle pose le problème de savoir quelles sont les formulations dont « la France », ses citoyens et leurs représentants, les forces politiques françaises qui se réclament de principes et de valeurs démocratiques, postuleront la validité universelle, défendront la nécessité, et chercheront à obtenir la reprise explicite dans des textes constitutionnels plus généraux2.

Elle a, d’autre part, des applications immédiates. S’il est dit, à l’article 2 de la Constitution, que la République française assure l’égalité devant la loi et donc que les citoyens exercent leurs droits civiques « sans distinction d’origine, de race ou de religion », et si dans le même temps la participation de la France à une communauté politique européenne conduit à conférer le droit de vote sur notre sol (pour certaines élections du moins) à des ressortissants étrangers, ce principe constitutionnel est-il vraiment compatible avec une discrimination qui accorde ces droits aux étrangers « européens » (ou « d’origine européenne ») et le refuse aux étrangers « non européens » (ou « d’origine non européenne ») ? Ou encore : si le même processus d’intégration conduit à créer un contrôle des flux migratoires et des frontières, donc un espace policier commun dont la France et le peuple français sont co-responsables, ce même principe constitutionnel est-il compatible avec une discrimination formulée en termes de nationalité, mais appliquée en fonction de la couleur de peau et de l’appartenance confessionnelle, qui conférerait des droits et des garanties à certains migrants, et soumettrait les autres à un arbitraire plus ou moins complet ?

Revenons donc à la question posée. Je l’ai dit, ma réponse sera négative. Pour trois raisons fondamentales, que j’exposerai schématiquement, avant d’essayer, en conclusion, d’élargir un peu le débat.

Une proposition qui relève purement de la politique

La première raison est, bien entendu, politique. Décider de « supprimer » le mot race de la Constitution » est en effet une initiative qui (même si elle implique ces différents points de vue) ne relève fondamentalement ni de la science biologique et de ses applications (pas même ses applications pédagogiques, culturelles), ni de la linguistique (ou de la pragmatique du langage, de la « politique de la langue »). Elle ne relève pas même du droit, bien qu’elle s’inscrive dans la matière juridique, dont elle pose par là même la question de l’efficacité et, plus profondément, de la vérité. Une telle décision éventuelle relève purement de la politique et, comme telle, concernant la collectivité tout entière, exprimant ses orientations en matière de droits fondamentaux, elle interviendrait dans une conjoncture politique déterminée, qui s’ins­crit à son tour dans le prolongement d’un certain passé et en contrepoint de certaines tendances à l’œuvre dans la société.

Je vous le demande alors : essayez d’imaginer le sens, et les effets, en France et hors de France (en Europe, au Moyen­ Orient, en Afrique), en 1992 (c’est-à-dire au moment où s’intensifient les flux migratoires plus ou moins contrôlés, où ressurgissent et s’exacerbent les conflits « ethniques », où se reconstitue en Europe et notamment chez nous un fascisme ou un néofascisme, etc.), essayez, dis-je, d’imaginer la signification d’une décision du peuple français de rayer de sa Constitution les mots « égalité devant la loi… sans distinction de race… » ! Je ne dis pas, sans doute, qu’une telle décision serait discriminatoire, ou qu’elle se présenterait comme un encouragement pour des pratiques discriminatoires, pour l’institution d’un « apartheid » — mais n’y a-t-il pas un apartheid rampant, multiforme, pratique, dans notre société ? Il s’agirait bien cependant de la décision de supprimer « symboliquement » l’une des expressions et des condamnations majeures de la discrimination et l’un des moyens de fait de sa répression, et donc de la résistance à son institutionnalisation.

Telle est en effet, me semble-t-il, la question cruciale, qui n’a pas encore été suffisamment soulignée ici : de quel point de vue nous plaçons-nous, ou plus précisément encore, du point de vue de qui ? Dans quelle situation « illocutoire », comme diraient les linguistes ?

Je ne m’attarderai pas à nouveau sur les origines historiques du texte, qui ont été rappelées, et sur les contextes qui ont plus ou moins imposé la formulation que nous discutons. Elles sont, d’ailleurs, doubles, puisque la formulation de 1946 a été pour l’essentiel reprise en 1958 : dans un cas, nous sommes renvoyés au contexte de la victoire du « monde libre » sur le nazisme, dans l’autre à la période de « décolonisation » et à la forme combien ambiguë que celle-ci revêtait en France, puisque le nouveau régime était issu d’un putsch néo-colonial. Je m’attacherai plutôt, une fois de plus, aux implications de la forme négative. Pourquoi ne suffit-il pas d’inscrire dans un énoncé constitutionnel un rappel positif des droits fondamentaux de l’homme et du citoyen (de l’homme en tant que citoyen), qui, comme le montre éloquemment la Déclaration des droits de 1789, sont d’essence affirmative et non pas restrictive ? Pourquoi ne suffit-il pas de parler de l’égalité (et de la liberté, voire, comme je l’ai proposé ailleurs, de l’égaliberté) des citoyens et de son caractère imprescriptible ? En d’autres termes, quel est donc le réel contradictoire qui résiste ici au « pur » mouvement constitutionnel et qui impose de redoubler l’affirmation des droits par la négation du non-droit ?3

On « oublie » de se placer au point de vue des victimes de racisme

Ce réel, à l’évidence, est celui des inégalités, des oppressions, de l’exploitation, de l’annihilation, dont l’existence historique rend précisément nécessaire que les droits « naturels » soient déclarés et institués, avant d’être mis en œuvre par la loi. Il renvoie donc à des conflits, à des luttes, à des résistances, et, répétons-le, pose la question de savoir quel est le point de vue qui, implicitement, est pris en compte dans un énoncé « universel » comme celui qui nous occupe. Une proposition de modification est profondément révélatrice d’un tel « point de vue » : sera-ce celui de « la science » ? Sera-ce celui « du droit » ? Sera-ce celui « du peuple ? » Et de quel « peuple », hic et nunc ? En clair, que signifierait le fait que nous, majorité du peuple français, évidemment « non marquée racialement » (car nous ne nous marquons pas ainsi, et nous ne le sommes pas non plus de l’extérieur, en raison de la domination mondiale des nations et de la culture « européennes », auxquelles nous « appartenons »)4 décidions de ne pas vous « nommer » ainsi, ou de ne pas recourir au mot race pour nous interdire la discrimination dont vous faites ou risquez de faire l’objet ? C’est-à-dire que, n’ayant affaire qu’à nous-mêmes, nous nous « privions » du signifiant même au moyen duquel historique­ment nous vous avons discriminés, faisant ainsi disparaitre toute référence même négative à cette discrimination réelle et à son langage réel ?

Bien entendu, le vous dont je me sers ici ne désigne aucune catégorie préétablie, même s’il n’est pas difficile de lui trouver des référents. Il ne désigne pas autre chose que la communauté incertaine et la voix potentielle de tous ceux qui, en dehors de la communauté des nous majoritaires, et plus vraisemblablement en son sein même, ont été, sont, ou risquent d’être discriminés au nom de la race. Et ce que j’essaye de faire ainsi entendre, c’est que dans la formulation de la proposition qui nous est faite (suppression du mot race, etc.), on a tout simplement « oublié » (une fois de plus) de se placer au point de vue des intéressés, on a pris le risque d’effacer la trace ambiguë mais réelle de leur discrimination. Et pour finir — au nom d’une « évidence » scientifique — on a négligé l’éventualité que, dans une conjoncture historique donnée, les victimes actuelles et potentielles de la discrimination collective aient paradoxalement besoin de ce « signi­fiant » impur, mais universellement répandu, comme d’une réfé­rence pour leur résistance à l’oppression, leur revendication d’égalité, égale dignité, égale liberté, égale citoyenneté… En bref, comment faire pour que la proposition « les races n’existent pas » ne soit pas entendue comme « vous n’existez pas », ou même pour que la proposition « vous n’auriez jamais dû être discriminés au nom du concept pseudo-scientifique de race » ne soit pas entendue comme « vous n’auriez jamais dû exister autrement que nous » ?

On comprend pourquoi j’ai insisté, en ouverture, sur le fait que la « charge de la preuve » n’est pas ici inversée : c’est bien de la suppression du mot race, tel qu’il est actuellement utilisé dans la Constitution, et de ce qui en résulterait, que nous discutons actuellement. L’argument que je viens de développer ne lève pas, bien entendu, l’ambiguïté de cette référence, même négative. Je dirai au contraire : car le fait que ceux qui sont en butte au racisme, et qu’on stigmatise au moyen de cette notion, le cas échéant en invoquant tout un attirail conceptuel pseudo­ scientifique, puissent se reconnaitre eux-mêmes dans l’idée d’une communauté de race, comme une « race persécutée » ou discriminée, ou comme discriminés « en raison de leur race », est justement ce qui pose pratiquement le redoutable problème qu’a exposé Michel Panoff, et qui traverse toute l’histoire des luttes anti-esclavagistes, anticolonialistes, antiségrégationnistes : ce qu’on peut appeler avec Pierre-André Taguieff l’effet de rétorsion des revendications identitaires des « dominés », des « persécutés », soit qu’elles s’expriment dans un langage à connotations raciales (Black is beautiful), soit qu’elles s’expriment dans un langage à connotations culturelles (« L’administration française n’a pas d’égards à nos coutumes »). Ce qui m’amène à ma deuxième raison.

La Constitution doit nommer ce qu’elle exclut

On ne peut, me semble-t-il, « supprimer » le mot race dans l’énoncé constitutionnel, sans aggraver à terme les effets seconds et peut-être nullement secondaires d’ambiguïté qu’il comporte. Une telle suppression, en effet, n’est pas un point d’aboutissement. Qu’on le veuille ou non, le texte devra nommer ce qu’il exclut : le vide créé par la suppression du mot race devra être compensé par l’introduction de quelque autre terme, ou le recours à quelque périphrase.

Je dois ici être très clair. Si la question est difficile, c’est que les effets pervers de la présence du mot race existent bel et bien. Mais il faut distinguer le problème que pose l’article constitutionnel et celui que posent ses éventuelles « applications » législatives. Comme l’a pertinemment souligné Bernard Herszberg, l’effet pervers est maximal lorsqu’une loi reprend à son compte le langage des « origines raciales », hors du contexte du principe constitutionnel. Il devient extrêmement grave lorsque, comme dans le cas du texte sur la constitution des fichiers informatiques, il ne s’agit même plus d’une interdiction, mais d’une autorisation. C’est sur ce point notamment que nous devrions appeler à la vigilance : car il s’agit d’un véritable retournement des intentions du constituant.

Et cependant la solution ne réside pas dans une suppression, car toute substitution, particulièrement celle de termes comme « ethnie » ou « appartenance ethnique », produit un effet de masque, de recouvrement, qui à terme est plutôt aggravant. Elle participe de stratégies d’euphémisation qui, non par hasard, jouent un rôle essentiel dans la construction du discours raciste, depuis ses formes quotidiennes (le fameux « je ne suis pas raciste mais… ») jusqu’à ses formes savantes (« certes les races n’existent pas, mais les peuples, les cultures existent bel et bien, avec leurs identités incompatibles, et c’est l’ignorance de ce fait qui suscite le racisme… »). Nous butons ici sur la question cruciale des signifiants de la race, de leur réseau complexe et de leur dérive historique. Colette Guillaumin, Michel Panoff, Jean-Luc Bonniol, notamment, en ont ici illustré les aspects linguistiques et idéologiques. Cette dérive progressive correspond non seulement à une nécessité politique, mais aussi à un besoin subjectif (car le terme race est difficile à assumer par la masse des racistes eux-mêmes, du moins il l’est devenu). Elle « tourne » progressivement les interdits et les tabous (en mettant en avant précisément les notions d’ethnie, de culture, d’identité, ou plus spécifiquement d’immigration, voire d’exclusion, qui sont en train de devenir les principaux « noms de la race » dans notre discours politique). Face à cette dérive, il faut, me semble-t-il, appeler les choses « par leur nom » : non pas leur nom exact, tel qu’une nomenclature scientifique rigoureuse pourrait l’établir, mais leur nom historiquement déterminant, pour obliger précisément tous les acteurs de la vie sociale (l’Etat lui-même, les enseignants, les juges, les policiers, et tout simplement les citoyens) à regarder le problème en face, en les privant de l’abri trop commode des substituts et des euphémismes.

Car le mot race, on l’a surabondamment montré, ici, n’a pas fondamentalement une signification « biologique ». Il s’agit là, au sens strict, d’une « élaboration secondaire ». Son sens premier est historique et social. Il fait corps avec la représentation imaginaire d’une substance héréditaire et d’une structure généalogique des groupes sociaux (qui sont de plus en plus, à l’époque moderne, des groupes nationaux, des « majorités » ou des « minorités nationales » actuelles ou potentielles), et avec la projection des différences sociales dans un imaginaire de marques somatiques (couleur de peau, conformation des traits et des membres, etc.). L’idée que race, dans notre débat, aurait une signification « bio­logique » est une mystification historique. Le terme de race dans son usage moderne, discriminatoire, a acquis sa fonction et sa valeur avant toute élaboration « biologique », et il est susceptible de les conserver par-delà cette élaboration.

Bien entendu, l’idéologie raciste, à un moment donné de son histoire (qui coïncide avec le scientisme et avec la prétention des nations européennes de classer différentiellement et de penser hiérarchiquement le monde, l’humanité dont elles faisaient la conquête, qu’elles réduisaient directement ou indirectement en esclavage, du 18e au 20e siècle), est elle-même à l’origine de cette mystification, dont les biologistes ont été à la fois les victimes et, à l’occasion, les instruments. Raison de plus pour ne pas reproduire, jusque dans sa critique, l’illusion qu’elle entretient. Comme « concept », dans le champ de la biologie (non seulement celui de la biologie humaine, mais celui de la biologie générale), le terme de race ne relève pas de la théorie scientifique : il relève, depuis le début, de ce que Canguilhem appelle l’idéologie scientifique. Il traduit précisément le fait que le travail scientifique n’est isolé ni des pratiques techniques, ni des idées politiques et sociales, ni des élaborations fantasmatiques de l’identité et de l’altérité : c’est peut-être pour une part , au moins, ce qui a fait son efficacité, en tout cas, ce qui a fait le ressort de la dialectique de l’idéologie et de la science dans les disciplines biologiques5. L’idéologie scientifique des races (qu’il s’agisse des « races humaines » ou des « races animales » de la classification et de la zootechnie) plonge en effet ses racines dans le concept juridico­-politique (voire théologico-politique) de race, qui ne cesse d’en étayer l’évidence, et qui ressurgit, non par hasard, dans ses « applications » politiques, et même dans la critique de ces applications.

Le concept de race a pu emprunter ses élaborations secondaires aux successives théorisations de l’histoire naturelle et de l’évolution. Plus profondément, il est indissociable d’un imaginaire somatique dans lequel se trouvent projetées les différences perçues ou instituées dans l’« espèce humaine ». Mais surtout, comme j’ai essayé de le montrer ailleurs, depuis le début du 19e siècle au moins, c’est-à-dire depuis la prédominance des Etats-nations, il est une expression conflictuelle, « ambiguë », de l’identité nationale et du nationalisme : soit dans la perspective d’une restriction, d’une « épuration » et d’une « sélection » de cette identité, soit dans la perspective d’une identification de la nation avec les valeurs mythiques d’une « civilisation » supranationale et transhistorique, à la fois « naturelle » et « spirituelle ». Il est ainsi une expression privilégiée de ce que j’appelle l’ethnicité fictive des groupes sociaux6.

« Supprimer la race » d’un texte constitutionnel n’est donc pas se mettre en accord avec la science, qui ne sert ici que de couverture, c’est en pratique dénier l’efficacité et la réalité historique de l’ethnicité fictive et de la projection corporelle des différences sociales en tant que facteur, de discrimination.

Mais l’ambiguïté tient aussi au fait que l’énumération : « origine, race, religion » (éventuellement complétée par « croyance ») est, on l’a bien montré ici même, profondément illogique. Pourquoi l’est-elle ? Essentiellement parce que mal construite en tant précisément que « classification », que « catégorisation » ! Il apparait aussitôt que les catégories ainsi repérées plutôt que définies ne sont pas, en réalité, disjointes : ni en théorie, ni surtout en pratique… N’oublions pas qu’il s’agit d’une injonction négative, et posons-nous la question : s’agissant par exemple des individus ou des groupes catalogués comme « Juifs », soit qu’ils acceptent, qu’ils revendiquent, qu’ils interprètent à leur façon ou qu’ils récusent cette désignation, est-ce que la discrimination dont ils pourraient faire l’objet est ici proscrite au titre de l’origine, au titre de la race, ou au titre de la religion ? La question est évidemment insoluble. Mais n’en va-t-il pas au fond de même, selon des modalités à chaque fois diverses, pour ce qui concerne les « Arabes » ou les « Beurs », voire les « Musulmans » (désignation qui n’a rien de « purement religieux ») ?7 Et pour ce qui concerne les « immigrés », catégorie fourre-tout qui ne recouvre certes pas tous les « étrangers » installés en France, mais dans laquelle sont inclus, jusque dans certaines statistiques officielles, nombre de citoyens français ou d’enfants nés ici, et avec laquelle sont amalgamés tous les Antillais et autres Réunionnais « noirs » ?

Il faut plutôt étendre la condamnation à d’autres discriminations

Cependant, ces constatations nous amènent à une troisième et dernière raison. La « redondance » de l’énoncé, si elle a des effets seconds manifestement dangereux, peut aussi aujourd’hui avoir un effet positif : c’est elle qui, en effet, nous aura incités à remettre en discussion les textes constitutionnels. Plutôt que de procéder à des suppressions qui fonctionneront comme des refoulements ou des dénégations, il faudrait, me semble-t-il, en profiter pour essayer d’ouvrir les textes à la reconnaissance de nouvelles luttes pour l’égalité et au rejet explicite de discriminations anciennes et nouvelles (voire futures). On s’inscrirait ainsi dans la perspective d’une politique offensive des droits de l’homme, toujours étroitement liée aux droits du citoyen, à la citoyenneté.

Telle qu’elle est, avec son « impureté » constitutive, l’énumération actuelle peut être utilisée comme un point d’appui pour des ajouts qui ne seront sans doute pas plus aisément « définis­ sables » que les précédents, mais qui tireront leur portée et leur intelligibilité des circonstances et de l’histoire. Je me garde bien, ici, de formuler des propositions de rédaction, de peur de tomber dans le petit jeu de la législation en chambre, mais je voudrais signaler au moins trois directions qui me semblent d’une brûlante actualité. Les unes sont rétrospectives, c’est-à-dire qu’elles ont affaire à ce que, en France du moins, on a tendance à considérer comme des « survivances ». Les autres sont prospectives, c’est-à-­dire qu’elles visent à nous armer contre la persécution de nouvelles « différences », ou contre l’utilisation des « différences » anthropologiques pour fonder des discriminations nouvelles en face desquelles il faut se redonner les moyens de construire l’égaliberté. Redisons que ces moyens sont avant tout sociaux et politiques, mais que la proclamation du droit en est un moment nécessaire. Il s’agit d’abord de la différence sexuelle. Nous n’avons pas le temps ici de revenir sur l’histoire des tentatives pour introduire au niveau le plus fondamental de la Constitution une condamnation de la discrimination entre les sexes, jusqu’à l’échec encore récent de la proposition Roudy8. Sans doute faudrait-il enfin, au vu de la persistance des discriminations « sexistes » partout dans le monde (y compris chez nous) et de la recrudescence d’idéologies notamment religieuses qui font de l’inégalité de l’homme et de la femme une thèse de principe, faire aboutir cette revendication. Sans doute aussi faudrait-il trouver les formulations permettant d’étendre la condamnation des discriminations à l’ensemble des différences sexuelles individuelles, incluant aussi bien les comportements que les identités (les uns et les autres étant d’ailleurs de moins en moins nettement séparés, justement du fait de certaines avancées de la biotechnologie), en précisant au besoin les limites de cette reconnaissance a contrario (notamment pour ce qui concerne le domaine des perversions, des mutilations et des violences). Je rappelle que la France vient d’être condamnée par la Cour de justice européenne pour certaines discriminations contre les trans­sexuels en matière d’état-civil.

Il s’agit également, au-delà des questions de sexe, du problème complexe et redoutable des différences génétiques, qui surgit aujourd’hui à chaque pas dans le grand champ de ce que Michel Foucault appelait la « biopolitique ». On peut se poser la question de savoir si la présence, dans le texte constitutionnel, d’une condamnation des discriminations fondées sur la race (supposée non seulement existante mais héréditairement donnée) constitue vraiment un garde-fou suffisant contre l’ensemble des pratiques eugéniques dont la limite et les motivations sont d’ailleurs, à nouveau, ambiguës. A fortiori peut-on se demander si nous n’avons pas un besoin collectif urgent de nous prémunir, non pas contre la connaissance théorique et la maitrise au moins partielle de la transmission du patrimoine génétique des individus, mais bien contre certains des effets pervers de ce nouveau « biopouvoir » et des moyens de domination qu’il peut fournir : droit des individus à la descendance, en dépit des « handicaps » dont ils peuvent être considérés comme les porteurs ou les transmetteurs, mais aussi droit des individus à cette propriété essentielle que constitue la protection, voire le secret, de leur identité personnelle (ou plutôt de la part de celle-ci qui est « lisible » dans un génome ou dans une formule sanguine). Là encore des limitations du droit individuel en fonction des intérêts de la société sont inévitables (comme ils le sont ou devraient l’être pour toute « propriété »), mais elles appellent une définition d’autant plus claire des droits imprescriptibles de l’individu : songeons non seulement à l’utilisation des « empreintes génétiques » pour l’identification policière ou les imputations de paternité, etc., mais aussi, plus banalement, à l’émergence progressive d’un vaste programme de sélection et d’orientation des individus en matière d’éducation et d’emploi, correspondant à ce que j’ai appelé ailleurs le « post-racisme » (qui prend la suite du biologisme du 19e siècle, en bénéficiant précisément de la critique scientifique de la notion de race et de son remplacement pas celle de variabilité génétique).

Il s’agit enfin de la question de la nationalité d’origine. Peut­ être est-ce le point sur lequel le texte constitutionnel aurait le plus immédiatement besoin d’une précision, de façon à anticiper, sans toutefois les prescrire, sur les refontes inévitables de la « citoyenneté », et donc sur la conception même des droits de l’homme qui lui est liée. La fusion historique et la confusion conceptuelle de la citoyenneté et de la nationalité sont allées si loin, depuis le début du 19e siècle, que, comme le remarquait Hannah Arendt dans un texte célèbre l’individu privé de nationalité ou « apatride » est aujourd’hui à grand peine reconnu comme un « homme »9. Cette fusion a entrainé l’institutionnalisation massive de la « préférence nationale » (dont, non par hasard, la propagande néofasciste en France et ailleurs fait aujourd’hui son cheval de bataille). A elle seule cette notion exprime le poids des réalités institutionnelles, inextricablement pratiques et idéologiques, qui sous-tendent les représentations racistes et xénophobes dans le monde actuel. Mais l’évolution de la notion du « citoyen » est inéluctable, comme je le rappelais plus haut : aussi bien dans son aspect « public » que dans son contenu « social ». Il ne s’agit donc pas, en renforçant la condamnation des discriminations en raison de la nationalité d’origine, d’anticiper sur une redéfinition, moins encore d’imaginer une dissociation pure et simple des notions de citoyenneté et de nationalité qui n’est pas à l’ordre du jour. Mais il s’agit, indépendamment de cette redéfinition et cependant dans un contexte où les Etats, les sociétés, ne peuvent échapper à volonté à l’emprise du nationalisme, de dresser un explicite garde-fou contre toute idéologie, toute pratique de la « préférence nationale ».

Nous pouvons alors, en quelques mots, revenir aux problèmes généraux dont nous étions partis. L’énoncé que nous discutons est, à l’évidence, un de ceux qui marquent la référence à l’universalité des droits de l’homme dans le texte constitutionnel. Il représente, si je puis dire, une des voies de passage du « droit de l’homme » dans le « droit du citoyen ». C’est aussi, cependant, un énoncé inscrit dans une Constitution nationale, et dont je rappelle une fois encore qu’il figure au titre de la Souveraineté ! Or, depuis deux siècles au moins, la question de la race, de la discrimination et de la persécution raciales, qu’il s’agisse d’anti­sémitisme ou de racisme colonial et postcolonial, est indissociable de la question du nationalisme. Un Etat-nation ne peut pas , d’une certaine façon, ne pas être « nationaliste », et l’entrée dans une phase de relativisation de la forme nation, surtout si ce processus doit plus aux impératifs de la stratégie et du marché qu’à un internationalisme démocratique, ne peut qu’accentuer cette ten­dance. Il n’en est que plus décisif de savoir si et comment un tel Etat inscrit dans sa propre « loi fondamentale » certains antidotes et moyens de lutte politico-juridiques contre son propre nationalisme, et ses effets violents.

Les « barrières de couleur » existent

Mais il y a plus. Le colour bar subsiste partout aujourd’hui, si mal définis que soient ses contours et si contradictoires ses critères, inextricablement mêlés aux critères de la différence « culturelle » (ou décrétée telle) : cette moderne « barrière de couleur » est aujourd’hui mondiale et traverse toutes les formations sociales « nationales », dont la nôtre. Cela veut dire, bien loin que les races aient « disparu », qu’elles ont subi une polarisation radicale. Plus que jamais il n’y a, au sens fort, que « deux races », dont la marque sociale est d’autant plus contraignante que la réalité biologique en est plus fantasmatique : les Blancs (ou les « Nordistes ») et les non-Blancs (ou les « Sudistes »). Personne en vérité ne sait exactement ni ce qu’est un « Blanc » ni ce qu’est un « non-Blanc ». Mais qu’il y ait une ligne de clivage entre eux est partout perceptible, et cette nouvelle « évidence » ne sera pas atténuée, bien au contraire, par le « métissage » généralisé et la circulation mondiale des populations, donc la diffusion des types physiques rendue possible par l’intensification des communications mondiales et des phénomènes de migrations. Souvenons-nous ici de l’exemple analysé précédemment par Michel Panoff : c’est partout dans le monde qu’il y a tendanciellement des « indigènes » et des « demis » (les mêmes individus pouvant être selon les lieux géographiques et les barrières sociales, tantôt « indigènes », tantôt « demis »…). Et cette différence ambiguë, qui combine inextricablement la marque sociale avec la marque ethnique, est de plus en plus amplement projetée en Europe : l’« apartheid », officielle­ment démantelé dans ses bastions d’Afrique, tend alors à se reproduire partout chez nous de façon pratique, de façon « soft ». C’est l’une des grandes frontières intérieures de ce que nous appelons la démocratie. Et c’est avant tout à cela qu’il faut penser lorsque nous cherchons à formuler, pour la rendre opératoire et perceptible aux masses, l’universalité du droit.

Je crois donc pouvoir le dire à nouveau avec arguments à l’appui : le mot race dans la Constitution n’est pas « de trop ». Il serait plutôt insuffisant pour ce que nous avons à affronter.

Etienne Balibar

Post-Scriptum (du 7 novembre 2015) : Etant donné le texte de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 sur le statut des réfugiés qui définit le réfugié comme « toute personne qui craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays », une modification de la Constitution française sur ce point créerait évidemment une situation très gênante.

Pour Adama Traoré, une Marche à Beaumont-sur-Oise, le 21 juillet 2018

Assa Traoré à Emmanuel Macron : « La mort de mon frère mérite des réponses ».

[bleu]Deux ans après la mort d’Adama Traoré, qui a perdu la vie à 24 ans lors de son interpellation par des gendarmes à Beaumont-sur-Oise, sa sœur Assa, continue le combat pour que la procédure avance. Pour le triste anniversaire de sa mort, elle a adressé une lettre au président de la République.[/bleu]

Tribune publiée le 18 juillet 2018 par nouvelobs.com Source.

par Assa Traoré

[([/bleu]

« Monsieur le président de la République, madame la garde des Sceaux,

Dans quelques jours, mon jeune frère, Adama Traoré, aurait dû avoir 26 ans.

Avant le 19 juillet 2016, je n’aurais jamais cru qu’il serait nécessaire dans ma vie de m’adresser à vous.

Avant le 19 juillet 2016, je pensais avec force que les valeurs qui me sont chères, l’égalité, l’accès au droit et à la justice pour tous, étaient une priorité pour notre République, ne pouvaient être relatives à certains individus et certains lieux.

Avant le 19 juillet 2016, je refusais de croire qu’il est des vies qui comptent moins que d’autres.

Jamais je n’aurais imaginé, monsieur le président de la République, madame la garde des Sceaux, que mon petit frère, Adama Traoré, mourrait comme il est mort : comme un chien, gisant sur le bitume brûlant de la gendarmerie de Beaumont-sur-Oise. Pour rien, sans nous, sa famille, ses proches. Le jour de son anniversaire…

C’était il y a deux ans.

Un drame qui est aussi le vôtre

Le 19 juillet 2016, Adama portait un bermuda, un bob sur la tête, il promenait son sourire à vélo dans les rues de la petite ville où nous avons tous grandi, Beaumont-sur-Oise. Insouciant, et heureux de fêter, le soir, ses 24 ans. Il avait fait refaire sa pièce d’identité, la mairie avait prévenu le jour même que le document était prêt, il avait prévu d’aller le récupérer. Une journée comme une autre, en somme.

Jusqu’à ce que des gendarmes croisent le chemin de mon petit frère. Et tout a chaviré. Adama a fui, convaincu que les agents allaient le placer en garde à vue, puisqu’il n’avait pas sur lui sa carte d’identité. Course-poursuite. Chasse à l’homme. Plaquage ventral. Asphyxie. Malaise. Plus de pouls, plus de souffle. D’un coup. Arraché au monde, Adama. Terminée, sa vie.

Pourquoi cette mort en France, en 2016, dans une gendarmerie ? Comment cela se peut-il ? Une interpellation qui a mal tourné, un accident, une bavure ? Non, rien de tout ça, monsieur le président, madame la garde des Sceaux.

Il s’agit de la vie de mon petit frère, précieuse comme celle de tout individu, comme les vôtres, comme la mienne. D’un drame, qui est aussi le vôtre. La vie d’Adama, remise en cause depuis son adolescence par d’incessants et humiliants contrôles, s’est retrouvée une ultime fois, sans fondement, entre les mains des agents de la force publique. Lesquels se sont arrogés le droit de livrer mon frère à la mort, en l’étouffant, en ne le secourant pas, en le regardant mourir menottes aux poings, par terre, à leurs pieds.

Je ne demande rien, monsieur le président, madame la garde des Sceaux, que ce dont vous êtes les garants. La justice. Le droit de savoir ce qui est arrivé à mon frère. Le droit de comprendre ce qui a conduit à sa mort. Que tout soit mis en œuvre pour la manifestation de la vérité. Rien que ce qui nous est dû, comme le procureur de la République de Nantes a su le rappeler, à propos de la mort d’Aboubakar Fofana, tué à 22 ans ce 3 juillet d’une balle tirée dans le cou par un CRS : « Une affaire particulièrement grave, puisqu’un jeune homme de 22 ans a perdu la vie. Ce sont des circonstances dramatiques qui nous obligent envers sa famille, qui est en droit d’attendre une enquête approfondie. »

Depuis deux ans, nous avons bon dos

Nous nous sommes constitués parties civiles avec mes frères, mes sœurs, nos mères. Nous agissons donc, pardon de vous le rappeler… en qualité de victimes. A ce titre, la loi exige que nous soyons associés au déroulement de la procédure.

Associés, nous le sommes. Mais, depuis deux ans, rien ne se déroule.

Depuis deux ans, nous avons bon dos. Malgré les mensonges judiciaires, salissant la mémoire d’Adama (l’invention d’une infection, d’un trouble cardiaque, d’une surconsommation d’alcool ou de drogues) ; malgré ces honteuses tentatives pour justifier l’injustifiable, la mort de mon petit frère, nous tenons bon. Gardons confiance.

Depuis deux ans, nous attendons que les gendarmes soient au moins entendus, sinon mis en examen concernant « les circonstances » dans lesquelles mon frère de 24 ans a perdu la vie. Ils sont pourtant les seuls à savoir : Comment Adama a été arrêté ? Comment Adama a été poursuivi ? Comment Adama a été plaqué au sol ? Comment Adama a été étouffé de tout leurs poids ? Pourquoi Adama a été conduit à la gendarmerie plutôt qu’à l’hôpital ? Pourquoi Adama était inconscient au sortir de leur véhicule ? Pourquoi les secours l’ont trouvé au sol, menotté ? Comment est-il mort sous leurs yeux ?

Ces questions ne sont pas seulement celles d’une famille qui considère que la vérité est une issue au deuil. Ce sont aussi les vôtres, celle de tout un pays qui doit comprendre comment il est possible de mourir à 24 ans dans une gendarmerie en France, au XXIe siècle, pour rien. Les principes fondamentaux dont vous êtes les garants vous obligent. La vie d’Adama Traoré, citoyen français, ne valait pas moins qu’une autre. Sa mort mérite des réponses.

Assa Traoré
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Le 21 juillet 2018, deux ans après la mort d’Adama Traoré, ce sont les quartiers populaires qui appellent à la #MarcheADAMA à Beaumont-sur-Oise. Le combat Vérité et Justice pour Adama concerne tous les citoyens qui veulent que de tels faits ne se reproduisent jamais.

Programme :

12h30 : conférence de presse devant la mairie de Persan.
14h00 : RDV à la sortie de la gare de Persan-Beaumont pour commencer la marche à destination du quartier de Boyenval.
A l’arrivée au quartier, interventions des familles de victimes et des collectifs de sans-papiers.
19h00 : Projection (en plein air) en avant-première mondiale du documentaire « Pour Adama, chapitre 1 ».
20H30 : Concert avec des surprises…

Lire dans Politis du 18 juillet 2018

Assa Traoré fédère les quartiers
La sœur d’Adama, mort lors d’un contrôle en 2016, mobilise pour la marche prévue le 21 juillet à Beaumont-sur-Oise.

par Marie Pouzadoux


Le mardi 3 juillet 2018, Yacouba Traoré, frère d’Adama, le plus jeune de la famille Traoré, a comparu devant la Justice au Tribunal de Pontoise. Depuis la mort d’Adama, plusieurs de ses frères ont été condamnés à de la prison ferme sous différents chefs d’inculpation. Cette fois-ci, c’est Yacouba qui a été poursuivi sur plainte des gendarmes pour avoir cherché, le 19 juillet 2016, à avoir des nouvelles de son grand frère arrêté. Le Collectif Justice pour Adama appelle à soutenir la famille Traoré.

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Une affaire d’État : l’acharnement continue contre la famille Traoré

Tribune publiée par Mediapart, le 1er décembre 2017 Source

Face à la multiplication des «affaires», et au maintien en détention de Bagui et Yacouba Traoré (Cheikne pourrait les rejoindre après son procès prévu au printemps), des intellectuels, syndicalistes, politiques, et des collectifs ont rédigé un texte de soutien à la famille Traoré dans lequel ils dénoncent une « affaire d’Etat ».

Le 19 juillet 2016, Adama Traoré est mort par asphyxie lors de son interpellation, après avoir subi un plaquage ventral, écrasé par trois gendarmes, et pour n’avoir reçu ensuite aucune assistance médicale. Les faits sont prouvés, mais les militaires responsables ne sont toujours pas mis en examen dix-huit mois plus tard. Six de leurs collègues ont même été décorés, début novembre, pour leur attitude le soir de la mort d’Adama. En revanche, les condamnations et les tentatives d’intimidation s’accumulent contre les membres de sa famille.

Fin novembre 2016, nous avions signé le texte « Un intolérable acharnement contre la famille Traoré », pour dénoncer ce qui constituait déjà une deuxième phase de cette tentative brutale et institutionnelle de réduire au silence une famille qui demandait la vérité et la justice. Dès l’été précédent en effet, s’abattaient les mensonges du procureur de Pontoise Yves Jannier, qui affirmait en dehors de toute expertise que Adama était mort d’une infection et laissait entendre qu’il aurait été toxicomane et alcoolique. Le contraire a été prouvé par une contre-expertise rendue publique le 22 juin dernier, Yves Jannier muté, et l’affaire dépaysée au parquet de Paris.

Il y a un an s’ouvrait donc une deuxième étape, qui depuis ne cesse de s’approfondir et de s’étendre : celle de la criminalisation des membres de la famille Traoré et du comité de soutien, qui luttent pour la mémoire de leur fils, frère et ami.

Le 17 novembre, la maire de Beaumont-sur-Oise, Nathalie Groux, convoquait un conseil municipal pour soumettre au vote l’adoption d’un financement destiné à couvrir les frais de la procédure judiciaire qu’elle comptait lancer contre la sœur d’Adama, Assa Traoré, pour diffamation. Cette dernière avait dénoncé, lors d’une émission télévisée, le fait que « la maire ait choisi son camp », celui des gendarmes. Il faut dire, que non seulement cette dernière n’avait pas présenté ses condoléances à la famille, mais avait en outre relayé sur Facebook, le 13 novembre, un appel aux « habitants de souche » à s’armer pour venir en aide aux policie.ère.s…

Ce soir-là, la police municipale entourait la mairie et empêchait la famille et les habitant.e.s, rassemblé.e.s, d’accéder à la réunion. L’opposition, au bout de quelques minutes, décidait de quitter ce conseil qui ne respectait pas les règles de publicité nécessaires. Un jet de gaz lacrymogène, dont l’auteure, une policière municipale, expliquera au procès n’avoir pas maitrisé son aérosol, déclenchait des tensions et provoquait la dispersion du rassemblement. Plus tard dans la soirée, plusieurs équipes de la gendarmerie menaient une expédition punitive à Boyenval, le quartier où vit la famille Traoré, chargeant les habitant.e.s qui étaient resté.e.s en bas des immeubles pour discuter.

Une police et des élus locaux qui attisent la haine

C’est le 23 novembre que Bagui Traoré, 25 ans, et Youssouf Traoré, 19 ans, étaient interpellés spectaculairement au petit matin (le premier à l’arrivée sur son lieu de travail, le second chez lui), puis placés en détention provisoire jusqu’à leur procès prévu le 14 décembre. Ces deux frères de Adama étaient en fait accusés par six policie.ère.rs municipaux de l’intégralité des plaintes qu’ils et elles avaient initialement déposées contre X après la dispersion du 17 novembre. Le procès a démontré finalement que les deux blessures subies par les forces de l’ordre ce soir-là avaient été auto-infligées : un premier policier a reçu une partie du gaz issu de l’activation malheureuse de l’aérosol, un autre s’est fait mordre par son chien. Il reposait, aussi, sur l’hypothèse que les frères Traoré possèderaient un don d’ubiquité. En effet, l’ensemble des accusations d’injures et de violences étaient simultanées, mais provenaient de policie.ère.s qui étaient éloigné.e.s les uns des autres. La farce conduisait tout de même à une condamnation des deux frères d’Adama : Youssouf à du sursis, mais Bagui à huit mois de prison ferme (devenus dix-sept mois du fait d’une peine précédente), et à une forte amende.

Le 15 mars 2017, c’était au tour de Yacouba Traoré, le second frère cadet de Adama, d’être envoyé en prison. Deux jours plus tôt, la même enquête avait conduit aux interpellations savamment mises en scène de Youssouf et Cheikne, quatrième frère de Adama, à six heures du matin, l’un par une équipe de gendarmes en civil et cagoulé.e.s dans le bus par lequel il se rendait au travail, devant des habitants terrorisés, l’autre à son domicile devant sa compagne et son bébé. Tous deux ont été relâchés après avoir été entendus, mais Yacouba a écopé de dix-huit mois de prison ferme pour un coup de poing donné à un ancien co-détenu d’Adama qui s’était répandu en diffamation contre ce dernier. Aucune contextualisation, aucune circonstance atténuante n’était retenue, Yacouba est le troisième Traoré en quelques mois à perdre son emploi pour cause de prison, dans une affaire directement liée au déni de justice dont est victime la famille. Avec lui, le jeune rappeur Dooums, ami proche de Adama et membre du comité de soutien, était condamné à quinze mois fermes, pour la même affaire.

La criminalisation ne s’est pas arrêtée là. D’une part, Cheikne Traoré a été la cible fin juin d’une plainte pour « outrage à personne dépositaire de l’autorité publique » déposée par Nathalie Groux. Il sera jugé en avril prochain. D’autre part, Yacouba et Bagui ont été visés par de nouvelles (et très graves) accusations, qui pourraient se transformer en des peines cette fois de très longue durée.

Yacouba, d’abord, a été sorti de sa cellule le 19 juin et placé en garde à vue. On lui a alors appris qu’il était désormais poursuivi pour de prétendues violences contre les forces de l’ordre… le 19 juillet 2016. En réalité, il a mis son pied dans la porte de la gendarmerie, quand, alors que Adama était mort depuis près de deux heures déjà, on continuait à lui faire croire – ainsi qu’à sa mère – que tout allait bien. Le procès concernant cette nouvelle « affaire » se tiendra également en avril prochain. Mais, depuis deux semaines, il y a encore autre chose : le jeune homme de vingt ans est désormais accusé d’être responsable de l’incendie du bus qui a brûlé le 23 novembre 2016 à Boyenval, quand la nouvelle de l’arrestation de Bagui et Youssouf s’était répandue dans le quartier. On l’accuse également d’être responsable de la blessure légère du conducteur. Le tout sans preuve, ne serait-ce que de sa présence sur les lieux.

Bagui a aussi été amené en garde à vue depuis sa prison, cette fois en juillet dernier. Le nouveau dossier ouvert contre lui ne repose sur rien de moins que l’accusation de tentative d’assassinat contre des gendarmes dans le cadre des nuits de révolte qui ont suivi l’annonce de la mort de Adama. Le procès aura lieu dans les mois qui viennent. Il s’appuie sur un procédé qui rappelle de manière troublante celui employé à Villiers-le-Bel en 2007, quand Moushin Sehhouli et Laramy Samoura avaient été renversés et tués par un équipage de police en voiture. Face aux émeutes qui avaient suivi, le procureur en avait appelé à des témoignages anonymes et rémunérés, qui avaient abouti à l’incarcération de Abderrahmane et Adama Kamara, engagés dans la contestation et accusés sans preuve d’avoir tiré sur des policiers, respectivement à quinze et douze ans de prison ferme.

Un an et demi après le décès de Adama Traoré, ceux qui l’ont asphyxié ne sont donc toujours pas jugés, ni condamnés. En revanche, deux frères de la victime sont sous les barreaux, et trois nouveaux procès se préparent, chaque fois pour des accusations liées aux suites directes des mensonges et injustices concernant ce meurtre. La famille Traoré fait face également à des milliers d’euros d’amende.

Le plaquage ventral, responsable de trop nombreuses morts (dont celle de Lamine Dieng, écrasé par sept policiers et pour laquelle la cour de cassation a confirmé le non-lieu le 28 juin dernier), est toujours une technique enseignée et pratiquée au quotidien par les forces de l’ordre.

A l’heure où des responsables politiques de premier plan veulent criminaliser le recours à la notion de « racisme d’État », que dire de l’affaire Traoré ? Face à un tel acharnement, et à la collusion d’institutions aussi diverses dans la brutalité et le déni de justice – forces de l’ordre, parquet, municipalité, Ministère de l’Intérieur –, qui oserait encore parler d’une conjonction hasardeuse ou d’un malentendu ? Quand, comme l’a montré le Défenseur des droits dans une étude publiée en janvier dernier, les jeunes hommes « perçus comme noirs ou arabes » ont « une probabilité 20 fois plus élevée que les autres d’être contrôlés », quand la quasi-totalité des tués par la police sont ciblés par le racisme, qui dira que ce qui arrive à la famille Traoré est sans lien avec son statut de famille populaire, issue de l’immigration postcoloniale ?

Pour nous, l’affaire Traoré est une affaire d’État.

En ne restant pas à la place qui leur est assignée, en demandant la vérité et la justice, les Traoré ont suscité une réaction qui met en lumière une violence fondatrice, mais quotidienne, dans la société française contemporaine. Une violence omniprésente, mais historique. Ce qui adviendra à la famille Traoré est désormais directement lié au devenir de cette violence elle-même, et donc de notre société. Voilà pourquoi, face à cet acharnement, nous affirmons pour notre part un soutien inconditionnel à la famille Traoré. Voilà pourquoi, avec elle et le Comité Justice et vérité pour Adama, nous appelons chacune et chacun à exprimer sa solidarité dans les semaines et les mois qui viennent, jusqu’au bout.

Les signataires :
Thomas Alam, politiste; Pierre Alferi, écrivain; Zahra Ali, sociologue; Eric Alliez, philosophe; Bastien Amiel, politiste; Marion Aubrée, anthropologue;
Marine Bachelot Nguyen, autrice et metteuse en scène; Alain Badiou, philosophe; Etienne Balibar, philosophe; Ludivine Bantigny, historienne; Emmanuel Barot, philosophe; Laurent Bazin, anthropologue; Hourya Bentouhami, philosophe; Olivier Besancenot, Nouveau Parti Anticapitaliste; Eric Beynel, Union syndicale Solidaires; Florian Bolgar, astrophysicien; Said Bouamama, sociologue, Front uni de l’immigration et des quartiers populaires; Fanny Bugeja-Bloch, sociologue;
Vincent Charbonnier, philosophe, responsable syndical SNESUP-FSU; Alice de Charentenay, enseignante et chercheuse en littérature; Farah Cherif Zahar, philosophe; Ismahane Chouder, enseignante et formatrice; Bernard Coadou, médecin; Vanessa Codaccioni, politiste; Eric Coquerel, député de Seine-Saint-Denis (France Insoumise); Philippe Corcuff, politiste; Sergio Coronado, ancien député des français.es de l’étranger; Alexis Cukier, philosophe;
Sylvain Dambrine, professeur de lettres classiques; Sonia Dayan-Herzbrun, sociologue; Laurence De Cock, historienne, fondation Copernic; Joel Delhom, hispaniste; Christine Delphy, sociologue; Suzanne Doppelt, auteur; Vincent Duse, CGT PSA Mulhouse;
Didier Fassin, anthropologue; Eric Fassin, sociologue; Franck Fischbach, philosophe; Sébastien Fontenelle, journaliste;
Claire Gallien, maître de conférences en littératures anglophones; Franck Gaudichaud, politiste; Isabelle Garo, philosophe; Jean-Luc Gautero, philosophe et historien des sciences; Jean-Philippe Gautrais, Maire de Fontenay-sous-Bois (Front de gauche); Alain Gresh, journaliste; Nacira Guénif, sociologue;
Michael Harris, mathématicien; Odile Hélier;
João, militant panafricain; Samy Joshua, élu Marseille 13/14;
Anasse Kazib, délégué Sud Rail Paris Nord; Razmig Keucheyan, sociologue; Enrique Klaus, politiste; Stathis Kouvélakis, King’s College Londres; Isabelle Krzywkowski, professeure de littérature comparée, SNESUP-FSU;
Léopold Lambert, rédacteur-en-chef de The Funambulist; Jerôme Lamy, historien et sociologue des sciences; Geoffroy de Lagasnerie, sociologue et philosophe; Aude Lalande, bibliothécaire, revue Vacarme; Olfa Lamloum, politiste; Lila Lamrani, philosophe; Salim Lamrani, hispaniste; Souad Lamrani, doctorante en philosophie; Hervé Larroze, psychologue; Pierre Laurent, secrétaire national du Parti Communiste Français; Alain Leclerq, délégué Sud rail Lille; Olivier Le Cour Grandmaison, historien et politiste; Simon Le Roulley, sociologue; Olivier Long, universitaire et peintre; Frédéric Lordon, économiste et philosophe; Michaël Löwy, sociologue et philosophe;
Armelle Mabon, historienne; Pascal Maillard, universitaire, responsable syndical SNESUP-FSU; Céline Malaisé, Présidente du groupe Front de Gauche à la Région Ile de France; Patrice Maniglier, philosophe; Philippe Marlière, politiste; Myriam Martin, conseillère régionale Occitanie, co porte-parole d’Ensemble!; Jamila Mascat, philosophe; Guillaume Mazeau, historien; Bernard Mezzadri, anthropologue; Marie José Mondzain, philosophe; Bénédicte Monville-De Cecco, conseillère régionale IDF;
Olivier Neveux, professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre; François Nowakowski, urbaniste et architecte;
Pierre Odin, politiste;
Ugo Palheta, sociologue; Mathilde Panot, députée du Val de Marne (France Insoumise); Xavier Papaïs, philosophe; Ndella Paye, Militante afroféministe et antiraciste; Willy Pelletier, sociologue, Fondation Copernic; Jean-Francois Pellissier, co porte-parole d’Ensemble!; Timothy Perkins, artiste et architecte; Roland Pfefferkorn, sociologue; Nestor Ponce, écrivain et professeur de littérature; Christine Poupin, Nouveau Parti Anticapitaliste; Philippe Poutou, Nouveau Parti Anticapitaliste;
Gaël Quirante, Sud Poste 92; Lissell Quiroz-Pérez, historienne;
Antonio Ramos Ramirez, hispaniste; Manuel Rebuschi, philosophe; Matthieu Renault, philosophe et politiste;
Sarah Sajn, politiste; Arnaud Saint-Martin, sociologue; Julien Salingue, politiste; Valentin Schaepelynck, enseignant et chercheur en science de l’éducation; Monique Selim, anthropologue; Thomas Serres, politiste; Guillaume Sibertin-Blanc, philosophe; Daniel Sidobre, enseignant et chercheur en robotique; Omar Slaouti, militant antiraciste; Joseph-Désiré Som-1, sociologue; Alessandro Stella, historien;
Julien Talpin, politiste; Etienne Tassin, philosophe; Pierre Tevanian, philosophe et auteur (Collectif Les mots sont importants); Jean-Baptiste Thomas, historien; Sylvie Tissot, sociologue; Rémy Toulouse, éditeur; Enzo Traverso, historien; Pascal Troadec, Maire-adjoint de Grigny (France Insoumise);
Guillaume Vadot, politiste; Jérôme Valluy, politiste; Françoise Vergès, politiste; Laure Vermeersch, cinéaste, revue Vacarme; Marie Pierre Vieu, députée européenne (PCF); Fanny Vincent, sociologue; Christiane Vollaire, philosophe;
Dror Warschawski, physicien.

Les collectifs : Association Française des Anthropologues, Association Le Paria, Collectif des Universitaires contre les violences policières, Collectif féministe révolutionnaire, Collectif La Chapelle debout, Compagnie Jolie-Môme, Compagnie Monsieur Madame, Front Social, Réseau Sortir du Colonialisme, Réseau universités sans frontière – Paris 1, Revue Vacarme, Révolution Permanente.fr, quotidien en ligne.


Mise à jour le 22 juillet 2018

La marche a été une réussite. Elle a rassemblé hier, dans une ambiance sereine et en présence de nombreuses personnalités (Lassana Bathily, qui a caché des otages au sein de l’Hyper Casher le 9 janvier 2015, le joueur de football Lassana Doucouré, l’écrivain Edouard Louis, le philosophe Geoffroy de Lasganerie…), de nombreux responsables d’associations dont le Comité Ali Ziri et divers élus (Génération(s), FI, PCF, EELV, PS), et plusieurs milliers de personnes venues de toute la région parisienne.

Lire dans Politis, publié le 22 juillet 2018, « Adama Traoré : une marche pour la justice et la vérité », par Malika Butzbach, photos de Vanina Delmas

Lire dans l’Humanité datée du 23 juillet 2018, « Justice. Marcher pour demander la vérité sur la mort d’Adama Traoré », par Xavier Derrac.

Le porte-parole du comité Vérité et Justice pour Adama, Youssef Brakni, a donné le 16 juillet 2018 un entretien à Mediapart à propos de la manifestation du 26 mai et de la marche organisée hier.. Et Assa Traoré a donné le 19 juillet 2018, dans les locaux de Mediapart, un entretien avec Justine Brabant et Pascale Pascariello, « Aujourd’hui, plus personne ne peut parler pour nous ».

Enfin, le théâtre de l’Echangeur, à Bagnolet, a organisé, en mai 2018, une rencontre avec Assa Traoré, la philosophe et historienne Elsa Dorlin et Mamadou Camara (frère de Gaye Camara, tué par la police en janvier 2018), animée par Rosa Moussaoui, de L’Humanité. Transcription par la revue Ballast

Les joueurs d’origine africaine dans le football français

A la veille de la finale de la Coupe du monde 2018, les sites internet d’extrême droite profèrent de violentes attaques contre l’équipe de France de football en mettant en cause de manière raciste l’origine africaine de certains de ses joueurs. Ainsi, un théoricien de l’extrême droite raciste anti-noirs et anti-maghrébins en profite, dans une émission intitulée « Les Bleus : équipe de France ou équipe africaine ? » Voir, pour instiller subrepticement sa défense d’une « identité française », blanche et « européenne de souche », contraire à la présence dans l’équipe de France de football de joueurs dont il fait le symptôme de l’« invasion migratoire » et du « grand remplacement » qui serait à l’œuvre dans notre pays.

Certains vont jusqu’à intituler leur article : « Que la Croatie, la seule équipe européenne qui reste, gagne dimanche ! » Voir, ou à écrire : « j’ai moi aussi envie de voir perdre cette équipe. Tout simplement », Voir

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A l’encontre de cette haine raciste qui est un dénigrement de la France d’aujourd’hui, des articles pertinents sont parus dans la presse. Comme cette chronique dans Le Monde, « Kylian Mbappé, l’enfant de Bondy qui renvoie Finkielkraut et Zemmour dans leurs buts », par Abdourahman Waberi (chroniqueur Le Monde Afrique), le 2 juillet 2018. Ou ce reportage publié par Libération, le 14 juillet 2018 : « A Montreuil, « cette équipe, au moins, on peut dire qu’elle est aux couleurs de la France » », par Laure Bretton.

Pour démentir tous les préjugés sur lesquels se fonde ce regain du racisme dans la France d’aujourd’hui, nous publions un article d’Alain Ruscio sur les joueurs originaires des colonies dans le passé du football français.


Les colonisés dans l’histoire du football français, des origines à la décolonisation

Alain Ruscio

Le football est, c’est une chose connue, le sport des pauvres par excellence. Point besoin de grandes infrastructures pour taper dans tout ce qui peut faire office de ballon, dans une rue peu passagère ou sur un terrain vague. Aussi, comme dans d’autres pays pauvres (on pense au Brésil), ce sport a-t-il été très vite populaire dans l’Empire français. Lequel lui a donné certains de ses plus beaux champions, à commencer par celui qui faisait l’admiration de Pelé, le Marocain – décrété Français – Larbi ben Barek.

Une pratique ancienne et de masse

Dès l’après Première Guerre mondiale, le football algérien (au sens de : européen d’Algérie) se fait remarquer en métropole. Une équipe d’Afrique du Nord franchit la Méditerranée et, par deux fois, en 1924 et en 1925, bat l’équipe tricolore. L’hebdomadaire Le Ballon Rond entame alors une campagne pour l’intégration de ces Algériens dans l’équipe nationale : « Pour la deuxième fois cette année, l’Afrique du Nord a battu celle de la métropole. On reconnaît que dans ses lignes il y a des hommes qui pourraient nous être utiles. Mais on s’égare en discussions pour savoir si leur football pourra s’amalgamer avec le nôtre ! Quelle fichaise ! Ils n’ont qu’à faire l’expérience. Car nos coloniaux possèdent ces qualités principales qui nous manquent : l’amour du sport et le désir de vaincre » (J. Ducasse, Le Ballon Rond, 31 janvier 1925).

Il est entendu. En 1925, Charles Bardot, du RC Philippeville puis, en 1926, Georges Bonnello et Henri Salvano, du FC Blidéen, sont sélectionnés pour porter les couleurs de la France : « Nous nous réjouissons de ce choix, qui doit donner un bon résultat, car les Africains ne seront pas surpris par le jeu latin, qu’ils pratiquent naturellement. Cela ouvre la porte à une plus grande sélection et évitera d’aller chercher ailleurs ce que nous avons chez nous » (Le Ballon Rond, 14 mars 1925).

Les Européens du Maghreb vont progressivement être recrutés dans des équipes-phares du championnat de métropole : Marcel Haddidji, Émile Zermani, Emmanuel Aznar, Mario Zatelli (qui devint plus tard un entraineur emblématique de l’OM)…

L’intégration des musulmans attendra encore quelques années, mais s’accélérera ensuite. Il y a, dans les équipes professionnelles évoluant en métropole, à la veille de la Guerre mondiale, de l’ordre d’une quarantaine d’indigènes maghrébins : Abdelkader Ben Bouali, Riahi Rabih (Olympique de Marseille), Gnaoui Souilem, Abdelkader Chibani (Red Star), Maâmar Belhadj (Stade de Reims), Aoued Meftah (Fives-Lille, puis Stade de Rennes), Saïd Benarab (Bordeaux)…

Durant l’entre-deux-guerres, il devient habituel de trouver, dans les équipes professionnelles de métropole, des recrues originaires d’Afrique du Nord (musulmans et européens) : « Dans les exportations1 du football français, cette saison, on remarque surtout le pillage de l’Afrique du Nord. “Qui n’a pas ses Nord-Africains ?“, c’est le cri qu’on peut lancer ! Marseille, champion de France, arrive à en avoir jusqu’à six » (Jean Eskenazi, Paris Soir, 15 août 19382).

Le premier footballeur algérien sélectionné en équipe de France fut Ali Benouna. Remarqué dans une des équipes phares de l’époque, le FC Sète, avec lequel il remporta la Coupe de France en 1934, il fut sélectionné en octobre 1936 (défaite face à la Tchécoslovaquie, 0-33). Il n’eut que deux sélections, mais fut suivi immédiatement par son compatriote Abdelkader Ben Bouali, en 19374.

A propos de Ben Barek : « Si je suis le roi du football, alors il en est le dieu » (Pelé)

Mais c’est surtout la carrière du Marocain Larbi ben Barek qui va marquer l’histoire du football français. Par sa qualité de joueur d’abord. Les spécialistes le remarquèrent particulièrement lors d’un match amical Maroc-France, à Casablanca, le 11 avril 1937, où son équipe se permit de mettre 4 buts au mythique gardien Da Rui. Il fut alors recruté par Marseille, puis fit une carrière au Stade français et à l’Atletico de Madrid. La presse ne tarissait pas d’éloges, tout en cédant aux images exotiques un peu faciles : « Bien modeste, d’autant plus sympathique, est le nouvel inter de l’équipe nationale, la vedette du jour, l’étoile nord-africaine qui est apparue dans le ciel de nos champs de jeu comme la Croix du Sud » (Mario Brun, Le Petit Parisien, 19 novembre 1938).

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Et l’équipe de France ? Par définition, un Marocain était sujet français, non citoyen et donc non sélectionnable. Qu’à cela ne tienne. Henri Delaunay, président de la Fédération française de Football-Association, avait pris les devants dès 1934 : « Les indigènes autochtones d’origine tunisienne ou marocaine seront considérés comme français pour tout ce qui concerne la délivrance des licences et des règles de qualification »5. En conséquence, le 14 novembre 1938, le Bureau de la Fédération confirma « la qualification au titre de joueur français (de Ben Barek) et son droit à la sélection nationale » (Lucien Gamblin, L’Auto, 15 novembre). Le 4 décembre suivant, Il portait pour la première fois, face à l’Italie, le maillot de l’équipe de France. Il eut 16 autres sélections. Un chiffre relativement modeste. Mais il faut tenir compte d’un certain événement qui ouvrit une longue parenthèse : la Guerre mondiale. Par contre, la carrière internationale de Ben Barek battit un record absolu : sa dernière sélection date du 16 octobre 1954 — il a alors 40 ans — : 15 ans et 10 mois.

Le footballeur était tellement populaire que le plus grand quotidien sportif, L’Auto, organisa auprès de ses lecteurs un véritable référendum pour lui donner un surnom (lancement le 24 janvier 1939, résultat le 8 février) : bien avant le roi Pelé — qui connaissait et portait aux nues la carrière du Marocain —, Ben Barek devint pour chacun « la Perle noire »6.

Malgré sa valeur, les clichés paternalistes ne l’épargnèrent pas non plus : « Ben Barek, un brillant footballeur, un grand enfant » (L’Auto, 15 novembre 1948). Ou même les surnoms racistes. Dans le concours déjà cité de L’Auto, il se trouva des plaisantins pour proposer Blanche-Neige, Baba, Doudou7

Il termina sa carrière à Sidi-Bel-Abbès comme entraineur-joueur dans le modeste club de l’Union Sportive musulmane de la ville (saison 1955-56)8, puis rentra prendre une retraite méritée, en 1957, dans son pays, devenu indépendant. Y a-t-il une malédiction attachée aux grands sportifs issus du monde colonial ? Toujours est-il que Ben Barek, au Maroc, eut des jours de plus en plus difficiles. Oublié de tous, il mourut misérablement, le 16 septembre 1992. Son corps ne fut découvert qu’une semaine après sa mort…

Les footballeurs d’Afrique subsaharienne

Les originaires d’Afrique subsaharienne furent plus rares, dans l’exacte mesure où ceux-ci étaient bien moins intégrés dans des équipes locales. Le premier Noir subsaharien qui se fit remarquer, au point d’intégrer l’équipe de France, fut Raoul Diagne. Mais ses liens avec l’Afrique étaient ténus : fils du député du Sénégal (et un temps ministre) Blaise Diagne, il était né en Guyane et était arrivé en France à l’âge de 18 mois.

Sélectionné pour la première fois le 25 janvier 1931 contre l’Italie (défaite, 0-3). Il fit une très longue carrière, ponctuée par 18 sélections nationales, avant de quitter le terrain en 1946, à 36 ans, puis de devenir entraîneur. D’une lecture de la presse sportive de l’époque ressort le portrait d’un homme affable, sérieux, respecté. Seuls, de ci, de là, quelques surnoms douteux — « Joséphine » (Baker, évidemment), « Mon z’ami », « Le Négus » — rappelant le racisme ambiant9. L’ironie est que, devenu coach de l’équipe nationale du Sénégal indépendant, il obtint plus tard une victoire contre l’équipe de France (aux Jeux de l’Amitié, en 1963, 2 buts à 0)10.

Après la Seconde Guerre mondiale, les footballeurs venus de l’Empire sont nombreux. Le Camerounais Eugène N’Jo Léa est comparé aux plus grands footballeurs brésiliens. Recruté par Saint-Étienne, il formera avec Rachid Mekloufi un duo d’attaque d’exception qui mènera son club au titre en 1957.

La grande aventure de l’équipe du FLN

En avril 1958, un fait spectaculaire ébranle le monde du football français : une dizaine de joueurs algériens opérant en métropole, disparaissent pour rejoindre le FLN.

Les fuyards réapparaissent à Tunis. La nouvelle fait grand bruit, en cette veille de Coupe du Monde. Que des professionnels renoncent aux honneurs et à la fortune pour rejoindre les rebelles en dit long sur la profondeur du sentiment national.

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La liste des footballeurs professionnels qui font ce choix est impressionnante : les internationaux Mustapha Zitouni (AS Monaco), « meilleur arrière central de la planète »11, alors en contact avec le Real Madrid, et Rachid Mekloufi (AS Saint-Étienne), des joueurs en vue de grands clubs de Première division, Ben Tifour, Boubekeur, Bekloufi (AS Monaco), Brahimi, Bouchouk (FC Toulouse), Kermali (Olympique lyonnais), Arribi (Avignon). Deux autres sont interceptés aux frontières allemande, Mohamed Maouche (Stade de Reims), et italienne, Hocène Chabri (AS Monaco).

La presse des Français d’Algérie présente la nouvelle avec dépit : « Cédant aux pressions du FLN ou obéissant à des opinions politiques personnelles, dix footballeurs africains, parmi lesquels de nombreux internationaux, quittent clandestinement la métropole » (L’Écho d’Alger, 15 avril 1958). Le ton de la presse de métropole est le même : ces hommes sont soit des traitres, soit des otages du terrorisme : « Les footballeurs algériens désertent nos équipes pour Tunis. Menacés par le FLN » (L’Aurore, 14 avril 1958). Paris Match envoie un de ses reporters à Tunis. Une photo double page montre cinq des joueurs, dans les ruelles de la médina de Tunis : « Vedettes du foot français, les voilà fellagha » (Daniel Camus, Paris Match, 26 avril 1958). On sait que ce mot n’est pas précisément chargé de positivité dans la presse française pro-guerre d’alors… L’article ironise : habitués à la belle vie, les voici au « pays des femmes voilées et de l’eau » et pourtant « ils n’étaient pas si malheureux en France ». Même Le Monde, dont pourtant certains reportages, à la même époque, insistaient sur le malaise algérien, douta de la sincérité des sportifs et titra en première page : « La fuite concertées de neuf footballeurs musulmans a été préparée par le FLN ». Puis commenta : « Tout indique que ces départs ont été concertés. Il paraît hors de doute, pour ceux qui les connaissent, notamment Mustapha Zettouni, qui devait jouer demain contre la Suisse, n’ont pas désiré quitter la métropole, mais ont dû obéir à un plan préparé par le FLN (…). Il est évidemment hors de doute que les joueurs ont obéi aux injonctions du FLN soucieux de frapper, par ce geste, l’opinion populaire française. Ont-ils sans réticences quitté la métropole ? » (Le Monde, 16 avril 1958).

La presse communiste, par contre, commenta favorablement l’épisode et reproduisit en Une le communiqué du FLN : « Les footballeurs algériens ont répondu à l’appel de leur patrie ». Commentaire le même jour de l’éditorialiste : « Quelle leçon en tirer ? Celle-ci : que la lutte du peuple algérien n’est pas, comme certains le prétendent, le fait d’une minorité, mais la lutte d’un peuple entier. On aura peine à faire croire que ce sont des “menaces du FLN“ qui ont pu conduire les onze champions, d’un commun accord, à renoncer à la situation qui était la leur pour prendre leur place dans un dur combat » (André Stil, L’Humanité, 16 avril 1958).

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Une tournée mondiale

L’aventure de cette équipe dite du FLN est passionnante. Les joueurs font désormais ce qu’ils savent faire, du football, pour le compte de leur équipe nationale. Mais ils font bien plus. Ils sillonnent le monde et leur passage est, à chaque fois, une manifestation qui dépasse l’enjeu sportif. De mai 1958 à l’indépendance, elle dispute, malgré les foudres de la FIFA et de la Fédération française, 91 matches de par le monde, de la Tunisie au Maroc, en passant par l’URSS, la Hongrie, la Yougoslavie, la Chine, le Nord Viêt Nam… Ces footballeurs sont considérés (et se considèrent), à juste titre, comme de véritables ambassadeurs de leur pays en marche vers l’indépendance. À Pékin, ils sont reçus par Zhou Enlai, à Hanoi par Ho Chi Minh et le général Giap…12 « Avec le recul du temps, je peux dire qu’aucun d’entre nous ne regrette… Nous étions militants, nous étions révolutionnaires. J’ai lutté pour l’indépendance… C’était nos plus belles années » (Mohamed Maouche)13.

Le cas le plus étonnant de cette équipe est sans doute celui de sa vedette, Rachid Mekloufi, international français, joueur de grande classe évoluant à Saint-Étienne, quittant gloire, honneurs et salaire confortable pour jouer avec le FLN… puis, l’indépendance acquise, revenant terminer sa carrière, toujours aussi brillante, en France, où il rejoua avec les Verts et redevint champion de France (1963, 1967 et 1968).

5.jpgPlus tard, d’autres évasions, moins spectaculaires, moins massives, eurent lieu : Ahmed Oudjani (RC Lens), Dajman Defnoun et Ali Ben Fadah (SCO Angers) (août 1960), Hocine Bouchache (Le Havre), Oualiken et Bourricha (Nîmes) (octobre 1960).


Lire aussi l’article « Combien de futurs Mbappé et Kanté se sont noyés en Méditerranée ? » par Rafik Chekkat sur Mediapart.

Claude Lanzmann, un engagement anticolonialiste et ses limites

[marron] Après avoir combattu très jeune dans un maquis de la Résistance, Claude Lanzmann a soutenu la lutte d’indépendance des peuples colonisés, en particulier du peuple algérien. Signataire, en septembre 1960, du « Manifeste des 121 », « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », il a fait partie des dix personnes qui ont été inculpées pour l’avoir signé.

[marron]Il a témoigné lors du « procès Jeanson » ouvert à Paris, le 6 septembre 1960, devant le tribunal permanent des forces armées, dans la salle de la prison du Cherche-Midi où avait été condamné Alfred Dreyfus. Etaient jugés, en même temps que six algériens, dix-neuf membres du réseau de soutien au FLN coordonné par le philosophe Francis Jeanson, arrêtés à partir de février 1960. Leurs avocats avaient demandé le 14 septembre l’audition d’un certain nombre de signataires du « Manifeste des 121 » pour qu’ils expliquent au tribunal pourquoi ils avaient justifié des actes tels que ceux reprochés aux accusés. Claude Lanzmann y a déposé le 21 septembre, témoignant notamment en faveur de l’un des inculpés, Jean-Claude Paupert, qu’il connaissait depuis leur adolescence. Paupert avait fait la guerre d’Algérie puis s’était engagé ensuite dans le soutien au FLN. [/marron]


Claude Lanzmann intervient à plusieurs reprises dans le documentaire de Mehdi Lallaoui, « Le Manifeste des 121 » réalisé en 2011

(25’34 » à 27’02 » ; 32’13 » à 33’31 » et 45’45 » à 46’08 »)


[marron] Nous publions ci-dessous le texte de la déposition de Claude Lanzmann telle qu’on peut la reconstituer à partir de ce qui a été publié dans le livre écrit par François Maspero, « Le droit à l’insoumission (le dossier des « 121 ») », éditions François Maspero, Cahiers libres, n°14, 1961, et dans l’autre livre qu’il a publié peu après, « Le procès du réseau Jeanson », présenté par Marcel Péju, éditions François Maspero, Cahiers libres, 1961 (réédition, La Découverte, 2002) — tous deux aussitôt interdits. Claude Lanzmann y emploie le mot de « génocide » à propos de l’action de l’armée française en Algérie et déclare que Jean-Claude Paupert a eu raison de faire ce qu’il a fait après avoir participé à cette guerre.

[marron]Pour expliquer et justifier la nécessité pour un ancien appelé de l’armée française en Algérie comme Jean-Claude Paupert de faire des choix qui lui permettaient de revivre après cet épisode, il a tenu, au début de sa déposition et en accord avec les avocats, à faire un long détour par l’évocation d’autres crimes contre l’humanité : ceux du nazisme dont il a pu constater les dégâts une dizaine d’années auparavant en Allemagne. Il a voulu, à travers deux longues anecdotes, soulever la question de la nécessité pour ceux à qui il a été demandé de commettre des crimes sur ordre d’échapper à la « mort intérieure » dans laquelle ces crimes — des crimes que la société « ne voyait pas », qu’elle « ne voulait pas voir » — les avaient eux-mêmes plongés.

[marron]Au début de sa déposition, il réagit à la déclaration du Commissaire du gouvernement qui avait dit, lors de l’audience du 14 septembre, que l’audition de certains signataires du « Manifeste des 121 » demandée par les avocats constituait « une injure au tribunal ». [/marron]


La déposition de Claude Lanzmann au « procès Jeanson »

M. Lanzmann. — Avant de prêter serment, et avant de commencer ma déposition, je voudrais dire un mot. C’est important pour moi de savoir, en effet, si ma présence à cette barre est considérée comme injurieuse pour le tribunal que vous présidez. Vous comprendrez que si c’est effectivement le cas et que si c’est insultant de par ma seule présence, il me soit difficile de déposer dans les conditions d’objectivité et d’impartialité requises, sans haine et sans crainte comme le veut la formule de serment que vous me demandez de faire.

M. le Président. — Vous êtes appelé ici comme témoin régulièrement cité. Vous appartenez aux débats. Je vous ai fait prêter serment. Le seul fait que vous soyez là implique qu’il n’y ait rien d’injurieux dans votre présence.

M. Lanzmann. — Je vous remercie…

M. le Président. — Faites votre déposition.

M. Lanzmann. — J’en prends acte et je le jure…

Me Vergès. — Une question pour commencer. Le témoin, je crois, a été lecteur de philosophie à l’Université libre de Berlin. Je crois qu’il a eu, dans cette Université libre de Berlin, des étudiants allemands qui avaient fait la dernière guerre et qui avaient « pacifié » toute l’Europe. Je pense qu’il serait intéressant, puisqu’il est question ici des problèmes de conscience transformés en actes des accusés, que le témoin puisse nous dire son expérience de ces jeunes soldats allemands devenus étudiants.

M. Lanzmann. — J’ai été effectivement lecteur de l’Université libre française de Berlin, une année, en 1950. Il y avait là-bas des étudiants qui étaient tous beaucoup plus âgés que moi, pour une très simple raison, c’est qu’ils avaient fait la guerre dans les armées d’Hitler et qu’ils avaient donc, au bas mot, six à sept ans de guerre ; quelques-uns avaient davantage encore, car outre la guerre, ils avaient connu les camps de prisonniers : certains avaient été prisonniers en France, d’autres aux Etats-Unis, d’autres encore en Union soviétique.

Je me souviens très bien — et c’était quelque chose d’assez affreux — que ces hommes étaient morts, Monsieur le Président. Ils étaient intérieurement morts. Je suis devenu leur ami. Beaucoup d’entre eux m’ont raconté leurs expériences. Je me souviens très bien d’un garçon qui s’appelait Hans Erfeld. Hans Erfeld avait été Jeunesse Hitlérienne, comme tous les enfants allemands pendant le nazisme. Ensuite il avait été sur le front russe et là-bas il avait assisté, en tant que témoin d’abord, en tant que participant ensuite, aux pendaisons en chaîne de Partisans soviétiques. C’était la première chose.

La seconde, c’est qu’il avait aidé à former des convois de déportés, ces convois de déportés qu’on emmenait à Auschwitz et ailleurs.

Il était revenu à Berlin. Il avait été prisonnier en URSS d’abord, puis était revenu et n’avait pas été jugé comme criminel de guerre. Il n’avait pas un grade assez important, il avait réussi à passer au travers.

Il m’avait raconté tout cela, c’était sa confession. Pas besoin de vous dire que ma première réaction avait été de le fuir, de lui tourner le dos et de le haïr. J’avais en outre des raisons personnelles de le faire. Mais il était mon étudiant et, de toute façon, j’étais obligé de lui parler comme aux autres.

Dans ses devoirs, dans ses explications de textes, je lui faisais expliquer Stendhal, je me souviens, il essayait de comprendre et il avait du mal. Un jour il est venu me trouver et m’a dit : « Monsieur, je suis un homme mort. Je ne vis plus. J’ai honte de ce que j’ai fait. Je suis torturé, poignardé en permanence par le remords. Essayez de me sauver sinon je me tuerai ».

Alors, j’ai fait ceci, Monsieur le Président : je me suis arrangé pour lui faire obtenir une bourse d’études en France, bourse que j’avais demandée au ministère des Affaires étrangères. Hans Erfeld est donc parti pour Paris et je ne l’ai plus revu. Je ne l’ai plus revu en Allemagne du moins, mais je l’ai rencontré un jour, tout à fait par hasard, quatre années plus tard sur le boulevard Saint-Michel. Il était heureux. Il était transformé. Il me dit : « Venez chez moi, Monsieur, venez chez moi, je vais vous montrer ma femme et mes enfants. » Je suis allé chez lui et il m’a dit : « Est-ce que vous savez ce qui m’est arrivé ? »
— Non, je ne le sais pas. Vous êtes marié, vous êtes père de famille ?
— Oh ! Monsieur, c’est beaucoup plus que cela : j’ai épousé une Juive. »

C’était une histoire. Mais Erfeld est le seul à en être sorti. Les autres, de toute façon, ne pouvaient plus être des hommes parce qu’ils avaient été complices de trop de crimes et de trop d’horreurs.

C’est la première anecdote. J’en ai une seconde.

J’ai eu là-bas comme étudiante une jeune fille qui avait 19 ans, elle s’appelait Von Neurath. Elle était la nièce du ministre des Affaires étrangères d’Hitler, le baron Von Neurath, c’est-à-dire la fille du frère du baron. Le frère du baron était général dans l’armé nazie. Elle m’avait invité une fois dans sa maison de Stuttgart ; ses parents étaient propriétaires d’un immense domaine, cette propriété foncière allemande avec des centaines de serviteurs. J’ai déjeuné avec ces nazis. Il y avait le général tout récemment libéré ; il avait été condamné à Nuremberg à quatre ou cinq ans de prison et il venait de sortir. Le général n’avait rien appris. Dès le début du déjeuner il a commencé, je ne sais plus pourquoi… Nous parlions de l’Italie : « Ah ! je déteste les Italiens… »

Dans l’après-midi, j’ai été me promener avec la petite… Elle m’a dit : « Je voudrais vous montrer quelque chose ». Elle m’a emmené. Il y avait à quelques kilomètres du domaine un camp de concentration. Je ne me souviens plus du nom de ce camp. Je veux simplement rappeler qu’outre les grands camps très célèbres comme Auschwitz, Dachau, Buchenwald, il y avait en Allemagne une infinité de petits camps ; on y tuait, on y gazait, on y massacrait. La jeune fille, donc, s’est promenée avec moi dans ce camp et elle me disait : « Comment se fait-il ?… Comment est-ce possible ?… Comment n’avons-nous rien dit ?… Comment n’avons-nous rien fait ?… Pourquoi n’avons-nous pas lutté contre ?… »

De toute façon, elle était trop jeune. Mais elle me demandait comment il se faisait que les intellectuels allemands, les écrivains allemands, les magistrats allemands, tous ceux qui sont considérés d’ordinaire comme l’élite d’un pays, avaient tous accepté sans broncher, sans protester, le génocide, le massacre.

C’était une enfant de 19 ans qui me posait la question.

Qu’est-elle devenue plus tard ? C’est tout à fait intéressant. Elle voulait racheter les fautes et les crimes de ses pères. Elle vit aujourd’hui dans un kiboutz en Israël. Elle vit là-bas depuis… De toute façon elle ne pouvait plus rien pour tous ceux qui étaient morts, partis en fumée, elle ne pouvait plus faire qu’une opération de rachat personnel, d’ordre purement moral, si vous voulez celui-là.

Et ses camarades, à partir du moment où ils eurent compris que la France en Algérie se livrait à des opérations de caractère identique et qu’on peut appeler sans abus de langage un génocide avaient le droit et le devoir…

[marron] Se produit à ce moment une intervention du Président du tribunal qui proteste contre l’emploi par Claude Lanzmann du mot « génocide ». François Maspero écrit dans le premier livre cité : « Protestation du Président ». Vue la réponse de Claude Lanzmann, il l’interrompt probablement en disant quelque chose comme : « Vous n’avez pas le droit d’employer le mot de « génocide » à propos de l’action de l’armée française en Algérie ! » [/marron]

… Je le dirai tout de même, Monsieur le Président…

[marron] François Maspero se limite dans son livre à la reproduction de ce début de la déposition de Claude Lanzmann. La phrase suivante, la dernière citée, répond probablement à une question de l’un des avocats lui demandant ce qu’il pensait des faits reprochés aux accusés. [/marron]

Ils avaient le droit et le devoir de faire ce qu’ils ont fait.

[marron] C’est dans l’autre ouvrage cité que se trouve le reste de sa déposition. Il répond probablement à une question lui demandant : « Connaissez-vous l’un des inculpés, M. Jean-Claude Paupert ? » [/marron]

M. Lanzmann. — Jean-Claude Paupert était mon ami et je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il l’est toujours. Je l’ai connu en 1948 : il avait 16 ans, j’en avais 24. Ma mère, chez laquelle je vivais, habitait en face de chez ses parents, c’est-à-dire en face du café dont M. Paupert était le propriétaire. Avant de me rendre à la Sorbonne, où je faisais mes études, j’allais le matin prendre mon café chez M. Paupert père. Il aurait souhaité que son fils prenne sa succession, et sans doute un avenir tout à fait paisible de cabaretier se serait-il ouvert à Jean-Claude. Pourtant, quelque chose n’allait pas, parce que cet adolescent était un intellectuel. Il avait cessé, à cette époque, de faire des études régulières. Mais je me suis pris d’amitié pour lui et je l’ai emmené chez moi. Je l’ai fait travailler, je l’ai fait étudier et nous lui avons prêté des livres. C’étaient sans doute de bien mauvais livres puisqu’ils l’ont conduit où il se trouve actuellement. C’étaient Le Discours de la Méthode et Les Méditations de Descartes, L’Esprit des Lois de Montesquieu, les œuvres de Voltaire et bien d’autres encore. Ensuite, je l’ai perdu de vue, et je l’ai retrouvé lorsqu’il a été rappelé en Algérie, c’est-à-dire en 1955. Il avait déjà un conflit : il ne voulait pas partir. Il pensait que, là-bas, on n’avait rien à défendre et il avait compris que le système colonial ne lui permettrait pas de se conduire comme un homme libre.

Il est parti néanmoins. Et il parait que M. Le Commissaire du gouvernement a posé à tous les accusés une seule et même question : « Avez-vous été en Algérie ? » On peut d’abord se demander s’il est nécessaire d’être passé par les chambres à gaz pour savoir que les camps de concentration allemands existaient. Mais il se trouve que Jean-Claude, lui, est parti en Algérie faire son service.

Je l’ai revu au cours d’une permission et je puis affirmer que ce n’était plus du tout le même garçon. J’imagine que, quand M. le Commissaire du gouvernement demande aux accusés s’ils ont été en Algérie en espérant qu’ils répondront non, il a quelque chose dans la tête. Il doit penser à l’œuvre civilisatrice de la France, ou aux « atrocités terroristes ».

Il se trouve que Jean-Claude Paupert, en Algérie, et dès le premier jour, a vu tout autre chose. Ce qu’il a vu, c’est l’oppression d’un peuple, c’est la détresse et la vieillesse dans les yeux des enfants ; c’est la haine dans les yeux des hommes. Et il a compris très vite que ce que revendiquaient ces hommes, ce n’était pas d’être des Français à part entière, mais des hommes à part entière. Et il a compris en même temps que la revendication de leur humanité par les Algériens passait nécessairement par la revendication de leur indépendance.

J’ai revu Jean-Claude à son retour d’Algérie et déjà j’avais compris qu’il ne pourrait plus vivre comme il vivait autrefois. Car il y a deux races d’hommes : ceux qui pensent qu’ils ne peuvent être des hommes qu’à condition d’avoir des dignités, des grades, des supériorités. C’est ce qu’il avait vu là-bas : la minorité européenne opprimant la majorité musulmane. Et puis il y en a d’autres, dont il est, qui, au contraire, n’arrivent pas à se sentir des hommes à partir du moment où ils savent que d’autres sont opprimés. Et, faisant cela, il n’était sûrement pas en contradiction avec ce pourquoi nous avions combattu pendant la Résistance et dont je lui avais moi-même parlé.

Je dis que mon ami Rouchon, élève de philosophie au lycée Blaise Pascal, à Clermont-Ferrand, tué le 9 août 1944 à mes côtés, à Saint-Jacques-des-Blats, dans un maquis du Cantal, était le frère de Jean-Claude Paupert jugé ici par un tribunal militaire.

Me Likier. — M. Lanzmann, qui a bien connu M. Paupert, qui a vécu son drame de conscience, et qui a été tenu au courant de tout ce qu’il a vu en Algérie, peut-il nous dire s’il approuve son action ?

M. Lanzmann. — Totalement. Il me semble que cela ressort très clairement de ce que j’ai dit.


[marron] Dans le « Grand entretien » du 10 mars 2011 sur France inter, François Busnel interroge Claude Lanzmann sur l’appréciation qu’il porte vis-à-vis du général de Gaulle et aussi (dans la séquence de 13’50 » à 26’29 ») sur son anticolonialisme durant la guerre d’Algérie et sa relation avec le militant anticolonialiste Frantz Fanon. [/marron]

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[marron] En même temps, Claude Lanzmann était « viscéralement attaché » à l’Etat d’Israël, au point de ne pouvoir porter un regard critique sur les pratiques coloniales dans lesquelles l’occupation des territoires palestiniens occupés après 1967 l’a plongé. Il ne séparait pas l’Etat d’Israël de la tragédie de la Shoah. Ne voyant pas que le projet sioniste dans les dernières années du XIXe siècle proposait non seulement un refuge à des persécutés mais s’inscrivait aussi dans le contexte de l’idéologie coloniale européenne qui a continué à marquer une partie des mentalités et de l’histoire de cet Etat. Son film « Tsahal », réalisé en 1994, a donné prise, sur ce point, à de sérieuses critiques. [/marron]

« Tsahal »,
réalisé par Claude Lanzmann

On n’aime pas

Critique parue dans l’hebdomadaire Télérama lors de la sortie en salle de ce film de Claude Lanzmann, le 12 novembre 1994,
par Vincent Remy,
source

Avec « Shoah », Claude Lanzmann avait réalisé un film à la fois indispensable et sans appel. Indispensable, comme tout ce qui étaye la mémoire du génocide juif ; sans appel, du fait de sa méthode : pas d’images d’archives, pas de reconstitution, mais la force, irréfutable du témoignage et de la confrontation entre interviewer et interviewés. Grâce à cette méthode, Lanzmann avait trouvé l’image juste.

« Shoah » apparaît comme une œuvre unique. De fait, on a oublié que ce film était le deuxième volet d’un travail entamé avec « Pourquoi Israël ? » En revanche, « Tsahal », troisième volet de la trilogie, ne passera pas inaperçu. Parce qu’il arrive après l’admirable « Shoah ». Mais, surtout, parce que cet ordre chronologique ne doit rien au hasard : Lanzmann considère qu’Israël a été engendré par la Shoah. En posant l’armée israélienne (Tsahal) comme condition de l’existence d’Israël, il s’interdit — et nous interdit — tout regard critique sur elle.

De la Shoah à Israël, et d’Israël à Tsahal, la filiation est établie par un travail de montage : les premières images de Lanzmann sont pour les tombes des jeunes soldats morts pendant la guerre de 73. C’est cette guerre que Lanzmann choisit de mettre en avant et, plus précisément, ses toutes premières heures, où le sort d’Israël fut réellement menacé. Et ce sont les rescapés des bunkers du canal de Suez qui témoignent.

Parce que ces officiers, enfants des victimes de la Shoah, sont les survivants d’une « autre » extermination possible, qu’ils n’avaient pas, pour la plupart, la vocation des armes et que leur discours, intelligent et émouvant, échappe à l’habituelle rhétorique militaire, on leur est tout acquis. Et c’est en s’appuyant sur cette sympathie que Lanzmann nous emmène dans une entreprise, d’abord ennuyeuse, puis déplaisante.

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L’ennui, tout d’abord. Obnubilé par sa démonstration — Tsahal n’est pas une armée comme les autres —, Lanzmann s’attarde une demi-heure sur la fabrication du tank Markava, le nombre de blindages, l’épaisseur des tôles, son incomparable supériorité sur tous les chars du monde, et le fait qu’on s’y sent « comme à la maison ». Sur la lancée, on visite une école de l’armée de l’air, où les futurs pilotes d’hélicoptère ressemblent tristement aux pilotes d’hélicoptère du monde entier : cette fois, c’est Top Gun, sans les femmes (car, curieusement, dans ce documentaire très viril, Lanzmann occulte presque ce particularisme, réel celui-là, de l’armée d’Israël : la présence des femmes).

Les raccourcis déplaisants, maintenant. Tsahal, une armée pas comme les autres : est-ce pour cela que Claude Lanzmann filme le général Ariel Sharon, tel un patriarche de la Bible au milieu de ses moutons — l’image n’est pas innocente ! —, sans une question un tant soit peu critique sur son rôle dans la guerre du Liban ? Est-ce pour cela qu’il expédie cette guerre, à peine évoquée au détour d’une phrase ?

Il lui était impossible, en revanche, d’échapper à la question des territoires occupés. Admettre que Tsahal, armée d’occupation, ait pu être, comme toutes les armées d’occupation, conduite au pire ? Lanzmann ne s’y résout pas. Certes, il montre les fouilles humiliantes subies par les Palestiniens. Mais il se refuse à porter la contradiction à ses interviewés : d’où il ressort finalement que c’est parce que Tsahal est Tsahal qu’il n’y a pas eu davantage de victimes parmi les jeunes Palestiniens.

Ce n’est que dans les toutes dernières minutes de son film que Lanzmann retrouve son talent de contradicteur. Mais il a déplacé le sujet, et la cible, civile, est facile : un colon des territoires occupés, aux propos tellement caricaturaux qu’il constitue le bouc émissaire idéal. Ariel Sharon, grand ordonnateur de la colonisation des territoires, peut garder ses moutons tranquille…

Les cinq heures de « Tsahal », finalement, témoignent d’un syndrome attristant. La seule fois où Lanzmann s’adresse à un Arabe de Gaza, père de dix enfants, c’est pour demander, sur un ton qui se veut amical : « Pourquoi fait-il autant d’enfants ? » Question accablante. Et qui le devient encore plus lorsque, quelques instants plus tard, Lanzmann donne l’accolade au colon qui vient de nier l’existence possible des Palestiniens sur cette terre.

On sort accablé, en effet. Ni l’interview de l’écrivain David Grossman, ni celle d’un avocat des droits de l’homme ne dissipent le malaise. D’autant — on en est convaincu — que cette glorification de la force militaire ne reflète pas la diversité et les contradictions que tolère et suscite la société israélienne.

Vincent Remy

Artistes et écrivains peuvent-ils aider à penser le fait colonial ?

La question de la violence coloniale repensée par l’artiste Sylvie Blocher et l’écrivain Max Lobé

Les Inrockuptibles, source

Qu’ont à dire les artistes et écrivains de la question de la violence du processus colonial ? Si elle reste souvent un point aveugle du débat public, elle fait aussi l’objet de travaux approfondis. C’est le cas de l’artiste Sylvie Blocher, qui a exposé à Douala une œuvre demandant pardon au peuple camerounais pour les crimes de la colonisation française, et de l’écrivain camerounais installé en Suisse Max Lobé. Les deux partagent ici leurs points de vue dans une conversation engagée.

La question de la mémoire occultée, contre laquelle se sont élevées les luttes anticoloniales des années 1960 dans le champ politique, puis les études postcoloniales dans le champ des sciences sociales dans les années 1980-90, reste un angle mort dans la société française. Malgré les progrès récents du savoir sur ce passé ombrageux, une majorité de citoyens ne prend pas encore la mesure des violences du processus colonial. En quoi, selon vous, les artistes peuvent-ils s’emparer de cette question et participer, à leur manière, au dévoilement d’une réalité historique ?

Sylvie Blocher – Oui, c’est troublant de voir à quel point la société française n’a aucune idée des exactions et des massacres commis par notre pays dans nos ex-colonies. Ce passé est resté confidentiel. Nous n’avons pas non plus réussi à accueillir ceux qui venaient des pays que nous avions volés et exploités. Nous n’avons même pas réussi à les nommer ! On appelle encore « fils ou filles d’émigrés de 1ère ou 2e génération » ceux qui sont français. Nous ne sommes pas arrivés non plus à nous imaginer hors d’une hégémonie blanche. Ce blocage a fonctionné dans les entreprises, les banlieues, à l’université, dans les syndicats, dans les mairies, à la télévision, dans la culture. Notre passé colonial s’est muré dans le silence ou les non-dits et c’est dans cet angle mort que reposent les cadavres et les crimes impunis. Nous le payons aujourd’hui en amertumes communautaires et en extrême droite populiste. Pire, durant toutes ces années, n’accueillant pas les savoirs qu’apportaient « ceux qui ne nous ressemblaient pas », notre pays a fait de l’exception française un « entre soi ».

Les artistes peuvent s’emparer de ces questions d’une autre façon que les politiques. Dans les années 80, quand je confrontais ma mémoire familiale au récit national, ça ne collait pas. C’est en montant Nuremberg 87 pour le festival d’Avignon en 1987, que j’ai été confrontée à la difficulté du droit à parler de l’extermination. Mon travail a toujours été hanté par la reconstruction de soi, à cause d’une enfance meurtrie. Comment faire pour se reconstruire quand les bourreaux courent toujours, qu’il n’y a pas d’excuses, de sanctions ou de réparations ? On pourrait faire une cartographie mondiale des communautés meurtries. C’est une des fonctions de l’art de toucher aux ombres des humains, de dévoiler, infiltrer, de forcer le passage.

Max Lobé – Je suis plutôt d’accord avec Sylvie. Je comprends qu’elle veuille mettre la France face à ses responsabilités : c’est le moins qu’on puisse faire. Cependant, je voudrais questionner le rôle des gouvernants camerounais dans cette histoire. Est-ce donc à la France d’introduire ce passé trouble dans les livres d’histoire au Cameroun ? Est-ce donc à la France de le programmer dans les manuels scolaires camerounais et de l’enseigner aux nouvelles générations ?

Bien sûr, la France est toujours aux affaires et je la comprends. Je la comprends d’autant plus qu’il s’agit là de défendre ses intérêts nationaux (militaires, économiques, etc.) et surtout, de choyer son image. Pense-t-on un seul instant que la France présentera des excuses à tous ces morts et cet océan de sang ? Je le souhaite vivement. Mais je suis lucide : cela est loin de se produire. J’ai même envie de dire que cela ne se produira jamais. On a vu l’actuel président français (Emmanuel Macron) évoquer la guerre d’Algérie (qui se passe au même moment que la guerre du Cameroun) puis rebrousser chemin sur la pointe des pieds. Ce sont des questions hautement politiques qui, je dois l’avouer pour m’y être frotté, dépassent dans une certaine mesure — si ce n’est largement — le champ d’action de l’artiste.

En revanche, l’artiste devrait avoir la liberté qui lui permette de revenir sur ces épisodes critiques de notre histoire commune. Il est le témoin de son époque, de l’évolution de la pensée à laquelle il participe. Il questionne. Il refuse l’oubli. Il crée des ponts mais n’oppose pas. Je m’explique. Sylvie parlait de montée des communautarismes et des populismes de droite à la suite de l’omerta sur les pans sombres de l’histoire coloniale de la France. Je pourrais ajouter à cette liste le terrorisme. La colonisation est un facteur important dans l’enrôlement des jeunes au sein des groupes radicalisés comme Boko Haram : j’ai pu le « voir » sur place à l’extrême-nord du Cameroun. Ces terroristes visent l’Occident, la France entre autres. Ils tuent de nombreux innocents occidentaux (ou pas, d’ailleurs). Aussi, je ne crois pas que l’artiste doive rajouter de l’huile au feu. La situation est déjà assez sensible pour qu’on pointe untel ou untel du doigt. Ce serait trop facile, d’ailleurs. Je crois que l’artiste doit justement créer des ponts en travaillant avec les historiens pour informer, pour tuer le silence et redonner de la dignité aux peuples meurtris.

Les artistes peuvent et « doivent » aider à faire de petits pas, des tout petits pas vers la lumière, vers la reconnaissance de « la » vérité. Ils peuvent amener les politiciens à avoir le courage de prendre leurs responsabilités. Ça prendra du temps.

Sylvie Blocher, vous avez récemment participé à Douala, au Cameroun, au festival d’art contemporain « Salon urbain » où vous exposiez une œuvre demandant pardon au peuple camerounais pour les crimes de la colonisation française. Comment vous est venue cette envie de réactiver cette histoire douloureuse ?

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S. B. – J’ai participé à la triennale SUD 2017 en décembre à Douala. Tout a commencé par la lecture du livre La guerre du Cameroun. L’invention de la Françafrique (1948-1971) de Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa. Ça été comme un uppercut dans l’estomac. J’ai appris comment, à partir de 1948, des militaires français, pour combattre toutes velléités d’indépendance, ont participé, ou ont aidé, à exterminer des milliers de Camerounais en pays Bassa, Bamiléké, en Sanaga Maritime, à raser des villages, violer des femmes, exécuter des enfants, enflammer au napalm depuis des hélicoptères le quartier Congo à Douala, liquidant une population encerclée.

J’ai appris que des responsables français sous le général de Gaulle puis sous Georges Pompidou — comme Jacques Foccart et Pierre Messmer — ont promu la torture et le meurtre pour imposer une fausse indépendance avec la nomination d’un président sanguinaire à leur botte. J’ai appris comment les services secrets français ont liquidé les uns après les autres les dirigeants indépendantistes de l’UPC (Union des Populations du Cameroun) en toute impunité. Mais j’ai surtout appris quelque chose qui me touchait personnellement et qui m’a engagée dans cette histoire : des résistants français, qui étaient là à l’ouverture des camps de concentration nazis, ont tué à leur retour des Camerounais. A cause de mon passé familial, la figure du résistant était intouchable. Ça m’a rendu malade et une nuit j’ai fait un rêve étrange : je présentais mes excuses au Cameroun.

M. L. – C’est bien que Sylvie souligne tout cela. C’est fondamental. Dans ce qu’elle vient de mentionner, je retiens deux choses. La première étant la figure de Charles de Gaulle. Il est intouchable en France. Qui pourrait, dans la classe politique française actuelle, se permettre de critiquer le Général ? Et pourtant, faites un tour dans les villages camerounais rasés au napalm sous ses ordres… Il y est honni ! Le héros des uns n’est rien d’autre que le bourreau des autres. Et puis, est-ce qu’il faut préciser que Pierre Messmer, ancien administrateur colonial au Cameroun ou encore en Côte d’Ivoire, connu pour ses méthodes violentes, a été « promu » premier ministre sous Pompidou ? Quelle belle récompense après avoir massacré des foules entières !

La deuxième chose que j’aimerais souligner est liée aux camps de concentration au Cameroun (j’en parle très bien dans mon roman Confidences). Il y a eu des camps de concentration au Cameroun. Il faut, d’emblée, faire une différence entre les camps de concentration et d’extermination. Au Cameroun, les camps de concentration étaient joliment appelés : Zones de pacification ! La technique ici est celle utilisée dans une certaine mesure pendant la guerre d’Indochine, mais aussi par les Nazis contre les Alliés : on concentre les populations dans un camp pour mieux les contrôler et mettre la main sur les leaders. Et donc tuer la résistance.

Comment les Français qui se sont-ils fait aider par des Africains (qu’on a grossièrement appelés : tirailleurs sénégalais, même si en réalité ils venaient de toutes les colonies françaises d’Afrique) ont-ils retourné leurs armes contre ces derniers en leur appliquant des méthodes de Nazis ? C’est quand même un manque de loyauté incroyable. Comment peut-on l’expliquer ? La sauvegarde des intérêts nationaux de la France. On est prêts à tout pour les intérêts de la nation.

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Votre œuvre, Sylvie Blocher a suscité une controverse et a été détruite par des activistes. Pouvez-vous nous rappeler le contexte de cette controverse et en quoi elle participe d’une censure à la fois artistique et historiographique ?

S. B. – Au Cameroun, la mémoire est sous l’embargo d’un état autoritaire. Parler de Ruben Um Nyobé, le jeune juriste UPC qui a lutté et donné sa vie pour l’indépendance dans les années 50 — plaidant à l’ONU pour un pays libre et égalitaire entre hommes et femmes — a été un délit puni de prison. Aujourd’hui, c’est toujours le silence.

Après son exécution, son corps a été défiguré. Le philosophe Achille Mbembe, écrit que les forces coloniales ont voulu « détruire l’individualité de son corps et le ramener à une masse informe et méconnaissable ». Il repose à Éséka sous un bloc de béton. Ses funérailles ont été interdites alors qu’au Cameroun, il y a un attachement quasi-divin à l’enterrement des morts pour établir des rapports bienfaisants avec les parents disparus. Même chose pour Félix Roland Moumié, empoisonné à Genève le 3 novembre 1960 par les services secrets français ou pour Ernest Ouandié, fusillé le 15 janvier 1971 à Bafoussam à la demande de Jacques Foccart, pour « préparer » le voyage de Georges Pompidou au Cameroun !

Lors mon premier séjour à Douala, j’ai rencontré David Ekambi, un combattant UPC des années 70, qui a passé trois années dans la terrible prison politique de Tcholliré. Il m’a appris l’histoire de son pays. Nous avons développé une amitié. Il attend toujours l’arrêt de la fausse indépendance du Cameroun et les excuses de la France, persuadé que la démocratie ne pourra venir qu’à ce prix.

J’ai alors commencé à le filmer et à imaginer une œuvre éphémère pour la triennale : une silhouette me représentant tenant un panneau portant l’inscription suivante « Bien que je n’en aie pas le droit, je vous présente mes excuses », où je prenais le droit de dire ce que je n’avais pas à dire. Je crois que je ne l’aurais jamais réalisée si, au moment de présenter le projet à la direction de la Triennale, les artistes camerounais présents n’avaient pas tous plaidé pour qu’elle soit réalisée. Puis, le directeur d’une entreprise de Douala m’a proposé de la construire gratuitement pour la Triennale, sous couvert d’anonymat, sa famille ayant violemment souffert des pratiques mafieuses de la Françafrique. C’est à eux que je l’ai dédiée.

La silhouette devait être posée sur le rond-point de Bonakouamoua, où il y avait eu déjà une tentative de l’activiste Blaise Essama de mettre la statue d’un résistant anglophone. Puis, Blaise, que je connaissais et à qui j’avais proposé de poser l’œuvre ensemble, a instrumentalisé la situation. Je ne savais pas qu’il collaborait avec Radio-TV Equinoxe et que la destruction de ma pièce avait été programmée pour être filmée en direct et faire le buzz. Il a réussi et son action lui a rapporté de l’argent. Mais les choses ne se sont pas passées comme prévues.

Les Camerounais se sont divisés autour de l’œuvre — pour ou contre — et les journalistes aussi et sa disparition l’a rendue encore plus présente. Radio Equinoxe a fait machine arrière en m’invitant à venir parler de ce geste artistique pendant 52 minutes, à une heure de grande écoute, avec l’excellent journaliste Duval Fangwa, alors que l’œuvre n’était plus visible. Un moment important.

A l’inverse le représentant de l’AFP à Yaoundé a fait une dépêche « pro-gouvernement » de la situation ­— reprise par le journal Le Monde — présentant la destruction comme une demande de tout le peuple Camerounais et moi comme une sorte de colonialiste un peu naïve (Ha ! Ha ! forcément les femmes ça ne comprend rien). Il est venu s’excuser ensuite en évoquant la pression de sa hiérarchie, etc. Ce qui est indéniable, c’est que cette silhouette de moins de 3 mètres de hauteur a fait riper le silence imposé autour de la question de la mémoire et est devenue, d’un seul coup, une sorte d’objet de transfert de toutes les douleurs et frustrations d’un passé colonial effacé. Mais cette œuvre interpellait aussi le président de la République française.

Max Lobé, vous qui êtes né au Cameroun, et vivez aujourd’hui en Suisse, comment analysez-vous la manière dont l’Etat camerounais lui-même tend à étouffer ce passé et à éradiquer ses souvenirs blessés ?

M. L. – L’État camerounais d’aujourd’hui (et sans doute depuis sa naissance) est dirigé par des profils plutôt compatibles à la politique étrangère de l’Élysée. Ces dirigeants ont en quelque sorte une dette envers ceux qui leur ont « confié » le pouvoir. Ils ne peuvent pas cracher dans la soupe. Les gagnants de la guerre (la France et une certaine élite camerounaise sortie du moule français) ont pris le pouvoir. Ils n’ont aucun intérêt à raconter cette histoire. Cela me semble logique !

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À la limite, ils la raconteront comme les vainqueurs de la guerre racontent la guerre. Ils n’ont jamais rien fait de mal. D’ailleurs, François Fillon en visite au Cameroun en 2009, parlait des exactions camerounaises comme de pures affabulations. Mais, je me demande aussi si les Camerounais eux-mêmes veulent en parler. Lorsque j’ai été dans les villages Bassa de la forêt du Cameroun en 2014, il n’a pas été facile d’avoir les témoignages des rescapés. Le fait que je parle Bassa m’a certainement aidé. Mais en général, je crois que les survivants et rescapés ne souhaitent pas vraiment en parler. Est-ce à cause de la honte que l’on ressent après une telle humiliation ? Quel grand parent voudrait raconter à son petit enfant, assis sur ses genoux, que son peuple a été (et est) tué par des forces étrangères ? Chez nous, c’est une honte extrême. Ça se cache !

Les Camerounais sont trop fiers pour s’ouvrir comme ça et raconter qu’ils ont été martyrisés. Je me demande s’il n’y a pas là une explication à ce qui s’est passé à Douala avec l’œuvre de Sylvie. Ils ne veulent pas qu’on s’empare de cette question — qui plus est, que ce soit une Blanche, une Française qui le fasse. Vous savez, il a fallu beaucoup de temps aux survivants des grandes crises — je pense notamment au génocide des années 1940 — pour dire la douleur qu’ils avaient vécue. Laissons donc peut-être du temps aux Camerounais (je pense notamment aux familles qui l’ont vécu dans leur chair). Peut-être voudront-ils en parler… lorsque leur gouvernement les encouragera à le faire. Leur gouvernement à eux, pas celui qui leur a été « proposé ».

S. B. – Est-ce pour cela que tu as écrit depuis la Suisse où tu vis que j’avais du courage alors que l’on ne se connaissait pas ? A Douala, les personnes contre disaient : « C’est une blanche. On ne peut pas croire les blancs ». D’autres qu’il « ne faut pas parler de cette époque », ou qu’il « faut être des hommes forts et ne pas demander d’excuses ». Mais d’autres disaient « les excuses sont nécessaires pour commencer à apprendre à la jeune génération notre passé », ou « nous attendons depuis toute une vie des excuses et une réparation financière », ou « si on ne commence pas à parler entre nous de notre histoire rien ne changera jamais ». Le terrorisme de Boko Haram permet de cacher tout ce qui ne va pas au Cameroun. Dans le reste du monde aussi.

Dans l’un de ses livres, Sortir de la grande nuit, essai sur l’Afrique décolonisée, le philosophe Achille Mbembe, d’origine camerounaise, estime que « le colonisateur est parti mais reste présent partout et en tout ». Cette présence opaque vous semble-t-elle, Max Lobé, un obstacle au développement souverain de l’Afrique ?

M. L. – Oui. Je réitère que tout cela dépend de la force des acteurs en jeu et surtout de la volonté des uns et des autres de défendre leurs intérêts. La France est forte par rapport au Cameroun. C’est un constant. Elle peut donc imposer les règles du jeu.

Le colonisateur n’est jamais parti et il serait quand même un peu sot de croire le contraire. Pourquoi partirait-il ? Pourquoi s’en aller quand on a encore beaucoup d’intérêts à défendre dans son ex-colonie ? On parle aujourd’hui de restitution des œuvres d’art volées à l’Afrique. Laissez-moi donc sourire. Pourquoi les œuvres d’art seulement ? Il y a bien de choses à restituer au continent : or, uranium, pétrole, diamant, et j’en passe tant la liste est longue. Non, je ne crois pas que ce dont les Africains ont le plus besoin aujourd’hui, ce soient les œuvres d’art. Pourquoi pas légiférer sur le secret fiscal entre les pays d’Afrique et leurs colons ? On pourrait peut-être rapatrier ainsi bien des deniers publics volés et cachés quelque part en Occident…

Après, s’ils réussissaient vraiment à retourner les œuvres d’art africaines à la maison, ce serait peut-être une bonne chose. Une voix me souffle que l’instabilité socio-politique dans ces pays ne garantira pas forcément la protection nécessaire à ces œuvres, une fois de retour à la maison.
Le colon ne pliera jamais ses valises tant qu’on ne l’y oblige pas. Or ces pays n’ont pas les moyens nécessaires de contrainte pour demander le départ du colon. Pire, on lui tend toujours la main pour demander de l’aide internationale pour l’aide au développement. Belle mascarade, non ? La Banque mondiale et les autres institutions de Bretton Woods supervisent l’opération comme ils peuvent, tout en garantissant, bien sûr, les intérêts d’une partie et pas forcément de l’autre. C’est dommage.

A quelle fonction — critique, politique, mémorielle, subversive — rattachez-vous votre conception de l’art ?

S. B. – Je ne fais partie d’aucun groupe. Dans mon enfance je baignais dans les romans de Faulkner. Je me suis passionnée très tôt pour Angela Davis, son féminisme ouvert aux autres cultures et ses analyses du fonctionnement de l’économie capitaliste américaine, basée sur l’enfermement de la communauté afro américaine. J’écoutais Nina Hagen, Janis Joplin, Patty Smith, les Stones et m’envolais sur les solos de Jimi Hendrix. J’ai été nourrie à Hannah Arendt et à Michel Foucault. Je suis de la génération qui a forcément lu Surveiller et punir.

Après, ça a été la rencontre avec les écrits d’Edouard Glissant, et ses théories sur la créolisation et le décentrement grâce au concept d’archipel. Il m’a réconciliée avec une philosophie qui ne niait ni le corps, ni les affects, ni la poésie. Annie Ernaux et Didier Eribon m’ont aidé à déconstruire l’endroit d’où je viens et à ne pas l’oublier. Jacques Rancière, Achille Mbembe sont avec leurs écrits des compagnons de route. Ma famille d’adoption est mémorielle, colorée, émancipatrice, radicale. Elle m’a permis de m’inventer autrement et d’imaginer des protocoles artistiques pour y arriver.

M. L. – Je me sens très proche des courants de pensées que Sylvie vient d’énoncer. J’ajouterai bien Mongo Beti. L’essayiste et romancier camerounais s’est posé toutes ces questions dont nous discutons bien avant vous. Un de ces textes, Main basse sur le Cameroun, Autopsie d’une décolonisation, a été censuré en France de 1972 à 1976. Je voudrais aussi dire qu’au-delà de ces intellectuels qui nous aident quotidiennement à structurer davantage notre pensée, je fais partie du groupe du citoyen ordinaire. Celui qui se pose des questions, qui refuse le prêt-à-penser, la voix hégémonique et parfois bête des médias. Pour moi, l’art doit raconter la vie des gens. L’artiste est le témoin de sa génération, de son époque.

Quelle filiation artistique revendiquez-vous en la matière ?

S. B. – Jeune, j’étais curieuse de tout, avide de rencontres à cause de la solitude de mon enfance ardéchoise. Je n’ai pas fait d’école d’art, mais l’université à Strasbourg. Je me sentais libre car sans père artistique. Je suis arrivée à l’art contemporain par l’art médiéval et la critique contemporaine des images. Le premier m’a laissé une attirance particulière pour la « présentation » des corps et la puissance de leurs présences, et le second m’a poussée vers une éthique de l’esthétique.

J’ai surtout eu la chance d’être engagée très jeune par Jean-Pierre Vincent, au Théâtre National de Strasbourg, où de magnifiques créateurs venaient en résidence. Le TNS a été mon Black Mountain College. Puis le Squat Theater (groupe underground de comédiens hongrois émigrés aux USA) m’a inspiré mes « spectacles pour rendre la vie présentable ». Ensuite, il y a eu ma belle rencontre avec Dan Graham et sa façon de mettre de l’autre dans chacune de ses œuvres. J’ai aussi des souvenirs forts d’œuvres qui ont été comme des lumières éclairantes. L’art est un lieu où on peut encore accueillir l’autre. Il n’en reste pas beaucoup ! C’est aussi un lieu où il reste de l’amour, même s’il peut être violent.

M. L. – Je n’en vois pas trop si ce n’est peut-être Ahmadou Kourouma, Mongo Beti… Mais je dois dire que je ne veux pas confiner mes écrits aux désastres de la grande Histoire. Non. Comme je l’affirmais plus haut, l’artiste doit être témoin de son époque. Aussi, je voudrais écrire des romans sur la vie quotidienne en Suisse ou au Cameroun. Vous savez, la vie quotidienne est politique. Très politique même. Tout ce que nous faisons est politique, du matin au soir. Il n’est donc pas imaginable que mon propos cesse d’être politique. Si je dis : « Je suis né à Douala », ou alors « Je suis Genevois », ou « Je suis fumeur », ce sont toutes des affirmations politiques. Et je voudrais retourner à ces choses simples… c’est peut-être ainsi qu’on comprendra mieux la grande Histoire, car tout est lié, évidemment.

En quoi l’art peut-il enrichir et élargir le rôle des historiens ? Par quels types de médiums l’art peut-il toucher les publics en alertant leurs consciences ?

S. B. – Par exemple, le roman policier de Didier Daeninckx, Meurtres pour mémoire, à travers un médium populaire, est une enquête sur Papon sous l’Occupation et son rôle dans le massacre des 200 algériens en 1961 à Paris. Son livre a été lu par des milliers de personnes. Le film Shoah de Lanzmann a soulevé la chape de plomb du silence sur l’extermination et a ouvert la porte aux témoignages des survivants. Je me souviens du fou rire du coiffeur démuni devant son manque de mots pour décrire l’horreur de sa vie dans le camp de concentration et qui a fait que tout à coup, nous le public, on était lui.

On pourrait citer tous ces films, interdits, sur la guerre d’Algérie. Guernica n’a pas arrêté la dictature de Franco mais le tableau a contribué à le disqualifier à jamais dans l’histoire du monde. Les artistes et les historiens participent au dévoilement de façon différente et parfois ils travaillent ensemble ou les uns à la suite des autres. Ici, ce qui nous a fait nous rencontrer, Max Lobé et moi, c’est le livre La guerre du Cameroun. C’est finalement grâce à ces trois historiens — que nous avons lu au même moment a des km de distance, sans nous connaître — que nous nous sommes sentis tous les deux l’obligation « de faire ». Lui a écrit un livre et moi j’ai fait une œuvre éphémère.

M. L. – Je crois qu’il existe une différence entre l’écrivain, l’historien et le journaliste par exemple. Imaginons qu’il y a une dizaine de morts dans une manifestation à Bamenda, ville d’expression anglaise du Cameroun. Le journaliste, en 2 minutes, nous fait le bilan en présentant un peu le contexte du bras de fer entre le gouvernement et les sécessionnistes de la région. C’est l’information. L’historien nous décrira plus tard la constellation des acteurs en jeu et leurs différents intérêts. Pour les morts, l’historien nous en citera comme s’il s’agissait de cailloux. D’ailleurs je m’étonne toujours de lire dans les livres d’histoire le nombre de morts balancés comme ça… Ils disent : « il y a eu un million de morts ». Ils le disent comme ça, comme si c’était évident, puis le paragraphe suivant, ils passent à autre chose.

Eh bien, le romancier demande de faire une pause. Stop ! Le romancier se demande : alors dans la manifestation de Bamenda, qui est ce jeune-là qui est décédé ? Pourquoi a-t-il fait la manif ? Pourquoi n’a-t-il pas abandonné l’affaire lorsque les militaires se sont mis à tirer à balles réelles sur les manifestants ? Mon rôle de romancier est de rentrer dans sa vie, de comprendre la petite histoire. Car c’est là, dans la petite histoire qu’on trouve l’explication à la grande histoire. Il y a des choses, dans notre vie familiale, dans notre enfance, dans notre parcours de vie, qui explique nos décisions. Celles qui « influenceront » la grande Histoire. C’est sans doute à ce niveau que réside la différence entre le travail de l’artiste et de l’histoire. Mais ces travaux se complètent. J’étais bien content lorsque Thomas Deltombe m’a dit que j’avais su, dans Confidences, expliquer des sentiments et des petits riens de la vie quotidienne que lui historien n’avait pas su dire dans ses essais.

S. B. – Oui, tu as raison de préciser, mais tous les historiens ne sont pas des corps froids. Ils essaient de décoller le réel des mensonges, des fantasmes, des contre-vérités, etc. Bien sûr, il y a aussi des historiens qui enseignent que la Shoah n’a jamais existé, ou qui disent que Nyobe était un dangereux terroriste ! A nous les artistes de donner la parole sous d’autres formes, de questionner les récits qui font la vie du monde, de donner place aux trésors de rien, « aux riens friables ».

Le monde de l’art vous semble-t-il, dans ses grandes largeurs, concerné par ces questions de mémoire occultée ?

S. B. – Il y a des artistes préoccupés par les mémoires occultées, soit par ce qu’elles relèvent de leur vécu, soit parce qu’elles relèvent de leur engagement politique, soit qu’elles relèvent d’événements qui leur ont fait entrevoir l’effroi. L’intérêt actuel pour les archives montre le besoin de produire d’autres versions de l’histoire du monde. Felwin Saar dit que les archives appartiennent à tous, au-delà de nos États Nations, car elles permettent de repenser le monde différemment.

Tous ces dispositifs nous aident à faire de l’histoire que l’on n’a pas forcément vécue, la nôtre. Concernant Nuremberg, en 1987, la direction du festival d’Avignon ne comprenait pas que nous voulions parler d’extermination : c’était un problème juif. Au même moment, l’épouse d’un ministre du gouvernement m’avait interpellée en m’expliquant que puisque je n’étais pas juive, je ne pouvais pas comprendre la douleur des juifs. Le jour où les exactions, les massacres, les exterminations seront la peine de nous tous, nous sortirons de l’obscurantisme. Les massacres au Cameroun appartiennent aux archives du monde. Comme d’autres massacres. Je suis pour une défense internationale des victimes.

M. L. – Je suis entièrement d’accord avec Sylvie. L’histoire des uns est dans une certaine mesure l’histoire des autres. C’est un tout. Il faut un peu plus de curiosité. En revanche, il ne faut pas tomber dans le piège de la hiérarchisation des douleurs. On ne devrait pas considérer, avec nos lentilles euro-centrées, les souffrances d’autres peuples, comme moins importantes. On devrait revoir la maxime « loin des yeux, loin du cœur ». On ne doit pas attendre le pire pour se réveiller. Et là, l’artiste devient important.

Plus globalement, comment appréciez-vous la manière dont la société française affronte aujourd’hui ces questions ? Sur quels obstacles bute, selon vous, la reconnaissance de sa politique coloniale sanglante ?

M. L. – Je l’ai déjà évoqué plus haut. Je ne pense pas que la société française veuille forcément affronter ces questions. Pardonnez-moi l’expression : mais les Français ont d’autres chats à fouetter. On parle beaucoup aujourd’hui de croissance. Croissance ! Croissance ! Croissance ! On parle aussi de progrès. Oui, c’est bien beau. Mais il faut bien que quelqu’un en paye le prix.

On nous parle de voitures électriques, d’un futur high tech, etc. Regardez autour de vous, l’électricité partout. On ne voit même plus le noir de la nuit. Eh bien, pour avoir tout cela, il faut que quelques villages soient rasés quelque part pour y puiser de l’uranium. Quelles ressources renouvelables nous permettront donc de subvenir à tous nos besoins énergétiques sans allumer une petite centrale ? Si même nous ne le faisions pas, d’autres pays émergents le feraient, à cœur joie. Je martèle, c’est une question d’intérêts à défendre.

J’ai pris là l’exemple de l’uranium, mais je pourrais parler de coltan ou de l’or sans quoi nous ne pourrions pas avoir nos ordinateurs super puissants, nos téléphones et j’en passe. Le bonheur des uns semble décidément se faire sur le malheur des autres. C’est étrange comme constat. C’est peut-être défaitiste. Mais c’est « la » triste réalité. Ni la France, ni aucun pays occidental ne ratera son « progrès » parce qu’il pense à des peuples autochtones quelque part dans une forêt africaine…

En France, tout un attirail a été utilisé pour fabriquer du silence autour du processus colonial : une presse sous influence, une lenteur à accéder à certaines archives, une volonté d’oubli judiciaire, une condescendance intellectuelle, une minoration culturelle, du racisme banalisé etc. Il faudrait un geste symbolique très fort pour renverser ce silence. J’aimerais qu’un de nos présidents aient la vision et le courage de faire un tel geste.

Qu’est-ce que le discours d’Emmanuel Macron sur les rapports de la France avec l’Afrique, privilégiant les projets économiques à l’examen de conscience sur son passé, suscite-il chez vous ? Le signe d’un aveuglement, l’indice d’une culpabilité étouffée, la volonté d’inventer un nouveau type de partenariat ?

S. B. – Quand j’étais à Douala, le Président de la République, Emmanuel Macron, disait des choses qui heurtaient les Camerounais et j’imagine beaucoup d’Africains. Le coup des femmes avec huit enfants a été violent. Une camerounaise m’a dit avec un humour noir ce jour-là : « Vu comme vous nous avez massacrés, on a encore de la marge ! ». Emmanuel Macron a ignoré le Cameroun pendant son voyage en Afrique et cela a ravivé les plaies.

Sur place, je voyais combien il plaisait à la jeunesse de Douala qui avait envie de l’aimer, mais qui ne le pouvait pas. « Yes you can », dit un jeune Camerounais devant ma caméra à Douala. Il disait « Vous êtes jeune comme nous, M. Macron, vous pouvez y arriver. Yes you can ? Présentez des excuses », avec un immense sourire. La jeunesse d’Emmanuel Macron leur a fait croire qu’il allait les traiter d’égal à égal. Mais parler de partenariat économique ne cicatrise pas les plaies par miracle. Il n’y a que les personnes qui n’ont jamais été meurtries qui peuvent croire ça. Une aide économique ne remplacera jamais des excuses. Cela me fait penser aux parents qui punissent injustement leur enfant, puis se sentant coupables, le couvrent de cadeaux au lieu de lui dire qu’ils ont mal agi.

Le député et mathématicien Cédric Villani a dit l’autre jour à la radio que « si on ne peut pas regarder son passé en face, on ne peut pas avancer ». Il doit plaider cela auprès du président. A Douala, tout le monde dit « les Camerounais sont malades ». Oui, le Cameroun a été rendu fou de mauvais traitements. Moi-même l’art ne m’a pas suffi à me sauver de la violence paternelle. J’ai dû travailler à me déconstruire pour me reconstruire. Au Cameroun, des Français et des Africains qui étaient à leurs bottes ont testé de nouveaux procédés d’exterminations, de tortures, de soumissions. C’est là qu’a été inventé la Françafrique qui a gangréné le pays, puis le reste de l’Afrique. Je n’aimerais pas finir ma vie sans que les Camerounais suivent enfin les funérailles de Ruben Um Nyobé. Sa mère attend elle aussi depuis 1958.

Ce que je veux dire c’est que « Bien que je n’en aie pas le droit, je demande à M. le Président de la République française, M. Emmanuel Macron », par l’intermédiaire de votre journal, moi artiste sans aucun droit d’état, « de présenter des excuses au peuple Camerounais ». Ce serait le signe d’une possible « reconstruction » de ce pays, mais aussi du nôtre. Une autre façon, à mon avis, de lutter contre la montée de l’extrême droite.

M. L. – Tout ce que je peux dire c’est wait and see. Mais Macron est président de la France, pas du Cameroun et encore moins de l’Afrique. Il pense d’abord à son pays. Souvenez-vous de l’élection d’Obama en 2008 et des espoirs qu’elle a fait naître chez les Africains. Non, Macron n’est pas là pour sauver le monde ou l’Afrique. Il a été élu par les Français pour s’occuper de la France. À chacun son métier et surtout son territoire.

Lorsqu’on voit le temps qu’il a fallu à la société française pour affronter son passé collaborationniste — les débats sur Vichy —, mais aussi la réalité de la guerre d’Algérie dans les années 1950-60, combien de temps faudra-t-il encore attendre pour reconnaitre par exemple les crimes de la France au Cameroun ?

S. B. – Je ne sais pas. Mais j’avance en âge. Je n’aimerais pas mourir avant.

M. L. – Ah beaucoup de temps ! Je crois être simplement lucide. Je crois. Il faudra beaucoup de temps. Que ce soit la gauche, la droite, les extrêmes ou même les ni-gauche-ni-droite-ni-extrême, cela prendra beaucoup de temps. La France et ses ex colonies entretiennent des rapports amicaux aujourd’hui, bien verticaux. Quand on a fait du mal à un ami, on lui présente ses excuses. Non ?

Propos recueillis par Jean-Marie Durand

L’aide discrète de Simone Veil aux résistants algériens

Simone Jacob, qui deviendrait Simone Veil, née à Nice le 13 juillet 1927 et morte le 30 juin 2017 à Paris, entre solennellement le 1er juillet 2018 au Panthéon. Née dans une famille juive d’origine lorraine, elle a vécu à Nice jusqu’à l’âge de 16 ans. Déportée en 1943, elle a perdu son père, son frère et sa mère dans le processus nazi d’extermination des Juifs d’Europe. Elle y a survécu, comme ses sœurs Madeleine et Denise, a épousé en 1946 Antoine Veil, qui entrera en même temps qu’elle au Panthéon, et, après des études de droit et de science politique, est devenue magistrate. Si son attention à la mémoire de la Shoah et son action en faveur de la légalisation de l’IVG sont souvent rappelées, son rôle durant la guerre d’Algérie en tant que directrice de l’administration pénitentiaire sous le ministère d’Edmond Michelet, de 1959 à 1961, reste trop méconnu1.

Dans ses Mémoires, Une Vie, Editions Stock, Simone Veil explique qu’elle connaissait bien le dossier algérien grâce à ses contacts avec Germaine Tillion : « Elle m’ouvrait les yeux sur la réalité du fait colonial » et « les légitimes revendications des Algériens ».

• Le témoignage d’Hélène Cuénat, membre du réseau de soutien au peuple algérien dans sa lutte pour son indépendance, dit « réseau Jeanson »

Extrait de Hélène Cuénat, La porte verte, préface de Francis Jeanson, Edif, 2000 (p. 53-55).

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Arrêtée à Paris en février 1960, Hélène Cuénat, née en 1931, étudiante en lettres à la Sorbonne, a été incarcérée à la prison de la Petite Roquette, et elle sera jugée en septembre 1960 par le Tribunal permanent des forces armées siégeant au Cherche-Midi qui la condamnera à dix ans de prison2. Mais peu après son arrivée dans cette prison, une grève de la faim a été décidée par les détenues algériennes de la Fédération de France du FLN et les françaises incarcérées comme elle pour leur participation à des réseaux de soutien à leur lutte. Son but ? Obtenir la fin de leur isolement selon le régime des « droits communs » et un statut de prisonnières politiques qui leur permettrait de recevoir les journaux, d’être dispensées du travail dans les ateliers et d’être regroupées dans une aile où elle pourraient communiquer entre elles et circuler d’une cellule à l’autre. C’est au moment où se déclenche cette grève de la faim qu’elle a reçu dans sa cellule la visite de Simone Veil.
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« Vers 3 heures ou 3 heures 30, dans l’après-midi, à nouveau, bruit de serrure, la porte s’ouvre, une dame entre dans la cellule, elle est accompagnée du directeur et se présente comme venant du ministère de la Justice, cabinet de Michelet. Elle s’appelle Simone Veil. Je lui donne 35 ans, beau visage, des yeux bleus intelligents qu’on n’oublie pas.

Sur sa demande, je lui fais part de nos revendications. Pour une partie, me répond-elle, nous allons avoir satisfaction ; nous avons droit aux journaux, l’atelier ne nous sera désormais plus imposé. Mais il est un point sur lequel nous n’aurons pas satisfaction, en tout cas pas dans l’immédiat, c’est la mesure de l’isolement, car c’est sur la demande du juge d’Instruction que nous avons été isolées, il l’estime nécessaire pour l’instruction. S’il l’estime nécessaire, le ministère de la Justice ne peut pas s’y opposer. En effet, les juges d’Instruction ne dépendent pas du ministère, à la différence des procureurs.

Encore un cadeau du juge Batigne, je me dis en l’écoutant. Nous aurons, quelques semaines plus tard, bien de la chance que notre affaire soit transférée devant un tribunal militaire et échappe ainsi au juge Batigne. L’ordre d’isolement a été alors immédiatement rapporté !

Dès que l’instruction aura démarré, dit Mme Veil, après les premiers interrogatoires, nous aurons un statut de détenues politiques, une division à part, les journaux bien sûr. En attendant, l’isolement. Cela veut dire que nous ne verrons que nos avocats, pas de visites, pas de communications entre nous. Mais c’est la loi, la grève de la faim n’y changera rien.

Encore une fois, je pense qu’avant d’engager une grève qui peut être longue, il faut que nous soyons mieux informées, que nous connaissions nos droits, et surtout, que nous puissions établir la communication avec l’extérieur pour faire connaître notre grève.

Je dis alors à Mme Veil que j’entends bien ce qu’elle me dit, mais que je ne prendrai aucune décision seule, alors, si je ne peux pas communiquer avec mes compagnes, c’est le statu quo. Je demande donc à les rencontrer.

Je continuais en moi-même à peser le pour et le contre, sans doute si Mme Veil s’était dérangée jusqu’à nous, nous le devions à la position radicale prise par Christiane Gramma et Véra et accessoirement nous, la veille, chez le directeur, et à l’annonce ce matin d’une grève de la faim. Le directeur, informé, avait dû faire fonctionner son téléphone. […] Il était clair que rien ne pouvait être décidé isolément. Il fallait que je voie Gramma, Véra, et les autres.

Simone Veil, ayant réfléchi un instant, dit : « Bon, vous allez les voir ».

Je me vois déjà réunie à mes camarades, je jubile, mais il n’en sera rien.

Je suis amenée sous escorte, une gardienne marche devant moi, derrière, le directeur et Mme Veil. On me conduit à la cellule de Lise, la gardienne ouvre la porte, Lise est là, nous chuchotons. Je suis mal à l’aise ; que suis-je en train de faire ? Intrumentalisée par Mme Veil ? Une briseuse de grève ? J’entrevois le côté louche de la situation ; je donne cependant ma position à Lise, puis, dans les mêmes conditions, à Christine Gramma. « Les conditions ne sont pas réunies pour se lancer dans une grève de la faim, nous n’avons même pas constitué nos avocats. » Christiane se rend tout de suite à mes raisons.

Ensuite, il faudra que j’exige de voir mes autres compagnes, Véra bien sûr, Gloria de Herera, et suivie de mon étrange escorte, je vais de division en division : pour mieux assurer l’isolement, nous étions chacune dans une division différente ! […]

Jusqu’à aujourd’hui, le souvenir de cette journée, l’amorce de la grève, la venue de Simone Veil, la rencontre de mes camarades sous le regard inquisiteur de Veil, les discussions à voix basse, tout cela me laisse un arrière-goût peu agréable, l’impression d’avoir été manipulée, même si jusqu’à aujourd’hui je reste convaincue de l’inopportunité d’une grève de la faim dans ces circonstances.

Paule B. a sans doute raison, avec son bon sens aigu : il s’agissait d’une négociation, et Simone Veil prenait elle aussi des risques.

Nous avons cessé la grève. C’était sans doute la seule chose à faire. Mais l’amorce de cette grève avait été une première manifestation de révolte. Elle avait eu le mérite de radicaliser la situation. Ce pouvoir, qui torturait et massacrait à 2 000 kilomètres de là, et ici-même quand il s’agissait de bougnouls, nous traitait selon d’autres règles. Ainsi l’autorité, à travers ses représentants, tentait-elle de se faire reconnaitre dans son bien-fondé, et s’efforçait-elle de dissimuler la vraie nature de son pouvoir. »
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Suite à cette possibilité accordée à ces détenues de circuler librement dans un couloir et dans leurs cellules entre 7h et 19h, Hélène Cuénat et cinq autres prisonnières de la Petite Roquette ont pu préparer une évasion de la prison dans la nuit du 24 au 25 février 1961, et, grâce à divers soutiens de militants anticolonialistes, être cachées à leur sortie jusqu’à la fin du conflit.
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• Le soutien de Simone Veil au transfert en France de Djamila Boupacha, demandé par son avocate, Gisèle Halimi, et d’autres prisonniers FLN dont la vie était menacée en Algérie

Le 24 septembre 1959, alors que l’armée française s’enfonçait dans la sale guerre en Algérie, une bombe a été découverte à Alger, à la brasserie des Facultés, qui a été désamorcée à temps. Cinq mois plus tard, l’enquête a abouti à l’arrestation d’une jeune militante FLN âgée de 22 ans, Djamila Boupacha, qui a nié d’abord toute implication, puis, au terme d’un mois de tortures et de viols par les militaires, a fini par livrer des aveux. Quand son avocate, Gisèle Halimi, a eu connaissance des tortures qu’elle a subies (dont des viols répétés avec des bouteilles dans le vagin), elle a pris, avec Simone de Beauvoir, l’initiative de constituer en France le Comité Djamila Boupacha qu’ont rejoint notamment Germaine Tillion, Lucie Faure, Anisse et André Postel-Vinay. Le Comité a été reçu par le ministre de la Justice Edmond Michelet à qui il a demandé que la Cour de Cassation déssaisisse les tribunaux d’Algérie et transfère l’instruction en France. Djamila Boupacha est arrivée à Paris le 21 juillet 1960 et le déssaisissement du tribunal d’Alger fut prononcé par la Cour de Cassation le 15 décembre 19603.

C’est à ce moment que Simone Veil a été envoyée en Algérie par le ministère de la Justice pour visiter les prisons où étaient détenus les membres du FLN. Elle raconte dans ses Mémoires qu’Edmond Michelet, qui voulait surveiller la manière dont l’armée faisait « régner l’ordre » sur le sol algérien, a dit : « Il y a une jeune femme qui a été déportée qui est magistrat à l’administration pénitentiaire […], vous avez qu’à l’envoyer là-bas. Je suis donc partie seule pour l’Algérie. » Choquée par leurs conditions de détention qu’elle a qualifié d’« ignobles et non justifiées », elle a obtenu le transfert en France de plusieurs centaines d’entre eux dont certains avaient été condamnés à mort ou étaient menacés de la peine de mort ou, surtout à partir du début de l’OAS en janvier 1961, de subir des exécutions sommaires. Parmi ces détenus : deux jeunes algériennes passible de la peine de mort pour tentatives d’attentats et destructions d’immeubles, qui avaient été témoins du retour de Djamila Boupacha dans sa cellule après les viols et tortures qu’elle avait subies, et avaient elles aussi été violées et torturées, et une détenue algérienne de droit commun à qui les militaires avaient imposé de faire sur ce point de faux témoignages et qui a pu le dire, une fois en France. Dans une interview donnée en 2000, Gisèle Halimi a rapporté : « Au ministère de la Justice, Simone Veil, une petite magistrate déléguée à l’époque, nous a aidés à la faire transférer [Djamila Boupacha] car on voulait l’abattre, là-bas dans sa cellule, pour qu’elle ne parle pas. On l’a arrachée aux griffes de ses assassins probables. »

Simone Veil raconte dans ses Mémoires : « Je mentirais en disant que j’ai été accueillie à bras ouverts. Partout, j’ai été si mal reçue par les responsables que j’ai préféré rédiger moi-même mes rapports plutôt que de faire dactylographier par un agent local de la pénitentiaire. […] Fallait-il maintenir dans les prisons algériennes les cinq ou six cents personnes condamnées à mort mais dont le Général avait suspendu l’exécution en 1958 ? Le bruit courait que des militaires extrémistes projetaient de pénétrer en force dans les prisons pour y “faire justice”, comme on dit. Je pris cela très au sérieux. » Les prisonniers furent donc transférés en France « et les inquiétudes sur leur sort purent être levées ». Comme de nombreux autres prisonniers du FLN, Djamila Boupacha, grâce à Simone Veil, a échappé à subir plus longtemps des tortures, ainsi qu’aux assassinats par l’OAS dont ont été victimes ensuite nombre de détenus FLN restés en Algérie, et, comme eux, elle sera graciée dans le cadre des accords d’Evian.

Daniel Timsit, jugé en mars 1957 à Alger pour avoir fabriqué des bombes pour le FLN — « Je risquais la peine de mort. Je ne fus condamné qu’à vingt ans de travaux forcés », écrit-il dans son livre Récit de la longue patience, journal de prison 1956-1962 (Flammarion/Bouchène, 2002) —, a bénéficié, lui aussi, du transfert en France voulu par Edmond Michelet et Simone Veil destiné à le protéger d’une exécution sommaire. D’abord à Marseille, aux Baumettes, en mars 1960, puis à Angers en février 1961. Il relate la visite, qu’il date du 21 avril 1959, de Simone Veil au Camp de Lambèse. Comme Hélène Cuénat, il a été frappé par son regard : « Journée animée : de grands yeux verts qui m’ont paru immenses (enfin des yeux de femmes !) mais un peu froids avec leur pupille noire et précise, peut-être effet du tailleur « professionnel ». Rencontre avec Mme Simone Veil, lors de la visite d’inspection de la commission du ministère de la Justice (Michelet). Membre de cette commission, elle s’entretint avec moi sur mes conditions de détention4 ». Il est plus précis dans un autre livre :

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« Vers la fin de 1957, la situation s’est dégradée d’une façon vraiment horrible. Je me suis même dit que ça allait être Buchenwald, Mauthausen. L’arrivée de Michelet, le ministre de la Justice, a changé le cours des choses. Il a envoyé une commission d’enquête à Lambèse, dirigée par Simone Veil, l’actuelle personnalité politique française. Nous étions à l’automne 1958. Je me souviens, elle m’a fait sortir des rangs et elle m’a demandé : “Comment cela se passe ici ? » Je lui ai répondu « Vous, vous retournez à Paris, moi je reste ici. Pourquoi voulez-vous que je vous dise ce qui se passe. Regardez autour de vous. » Le directeur, le sous-directeur, le gardien-chef s’étaient rapprochés pour entendre ce que je disais. Elle m’a entraîné à l’écart, loin d’eux, et je lui ai tout raconté. Je lui ai raconté les gens qui étaient morts à l’isolement, je lui ai raconté dans quelles conditions nous vivions. J’avoue que je lui ai parlé ainsi parce que c’était une femme. Et je dois dire, une fort belle femme. On parle comme ça entre nous, mais quand vous voyez après tant d’années de prison, pour la première fois entrer une femme, belle, très belle, vous en rêvez pendant des mois, vous savez. Je me suis quand même demandé si j’allais avoir le courage de dire les choses devant elle, devant une femme. Et peut-être que si ç’avait été un homme, je n’aurais rien dit. Par prudence, en me disant que ce n’était pas la peine, qu’il ne ferait rien et que c’était moi qui encaisserais ensuite. Peut-être. Mais devant une femme, je ne pouvais pas ne pas oser parler, être lâche.

Ensuite, j’ai été transféré en France. À mon avis, c’est la commission de sauvegarde qui a dû nous aider5. »
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Sur ce dernier point, il se trompe, il ne doit pas son transfert à la Commission de sauvegarde, qui n’était qu’un leurre, aux dires même de son président démissionnaire, l’avocat Maurice Garçon, mais bien à Edmond Michelet et Simone Veil.

• Les liens conservés par Simone Veil, depuis leur adolescence à Nice, avec Nicole Dreyfus, devenue avocate de détenus algériens

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Lorsque Simone Jacob était adolescente à Nice et élève du Lycée Masséna, elle avait connu la jeune Nicole Dreyfus, de trois ans son aînée, qui avait l’âge de sa sœur Denise, dont elle était l’amie. Nicole Dreyfus s’était installée à Nice avec sa mère à l’âge de 13 ans en 1937 et était aussi élève de ce lycée. Elle se souvenait que certains professeurs « prenaient des risques pour protéger les élèves juives et leurs familles, en particulier de Mme Descomps, professeur de sciences naturelles et de Mme de Villeroy, professeur de français, qui ont caché la famille de Simone Veil6 ». Nicole Dreyfus et sa mère, quand la situation à Nice est devenue dangereuse pour elles avec l’arrivée des Allemands, ont pu, grâce au soutien de réseaux de résistants, obtenir des faux papiers pour résider à Monte-Carlo, qui n’était pas occupé, puis, en mars 1944, avec l’aide de cousins vivant en Suisse qui leur avaient envoyé un passeur, se réfugier six mois à Genève — qu’elles ont passé dans un centre de rétention. Alors que Simone Veil a été arrêtée à Nice le 30 mars 1944 et, en avril, avec sa mère et sa sœur Madeleine, ont été envoyées de Drancy vers le camp d’extermination nazi d’Auschwitz-Birkenau.

Simone Veil et Nicole Dreyfus se sont revues au lendemain de la guerre, quand l’une et l’autre ont fait des études de droit, l’une devenant magistrate et l’autre avocate. Durant la guerre d’Algérie, quand Nicole Dreyfus a plaidé, en France et en Algérie, pour des algériens du FLN, elle s’est adressée à son amie d’enfance pour qu’elle l’aide à transférer en France des prisonniers détenus en Algérie et même à retarder, discrètement, le rythmes de certaines procédures judiciaires afin d’épargner la vie de condamnés à mort algériens jusqu’à ce qu’ils bénéficient de l’amnistie attendue des Accords d’Evian. Leurs contact était facilité par le fait que la sœur aînée de Simone, Denise, qui avait quitté Nice en 1943 ou 1944 pour entrer dans la Résistance (membre du réseau Franc Tireur sous le pseudonyme de Miarka), arrêtée en juin 1944, torturée par la Gestapo de Lyon et déportée au camp de Ravensbruck, le 26 juillet 1944, devenue après la guerre Denise Vernay, travaillait comme secrétaire de Nicole Dreyfus.

Dans la tribune que Mohand Zeggagh, ancien prisonnier FLN en France de 1957 à 1962, a publiée dans Le Monde, le 8 août 2017, à la suite de la disparition de Simone Veil7, il rapporte le témoignage que Nicole Dreyfus lui avait livré au sujet de l’aide que Simone Veil lui avait apportée alors, ainsi qu’aux autres avocats de détenus algériens, quand elle était, en 1959-1961, directrice de l’administration pénitentiaire auprès d’Edmond Michelet.
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Hommage à Simone Veil, directrice de l’administration pénitentiaire pendant le ministère d’Edmond Michelet, de 1959 à 1961.

par Mohand Zeggagh, ancien prisonnier FLN en France.

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« Quarante ans plus tard, j’ai interviewé, pour mon livre sur les prisonniers politiques FLN en France, Nicole Dreyfus, membre du collectif de nos avocats de l’époque et amie d’enfance de Simone Veil et de sa sœur Denise. C’est elle qui me révéla les efforts considérables déployés par Mme Veil, au risque de mettre à mal sa carrière de haut fonctionnaire, pour transférer en France les dizaines de femmes militantes du FLN qui croupissaient dans les geôles coloniales en Algérie sous un régime plus sévère que celui des prisons de métropole, puisque le pouvoir judiciaire y était entre les mains de l’armée.

Les prisonnières, ses protégées

En tant que directrice de l’AP, Simone Veil diligenta plusieurs enquêtes sur la santé et le régime disciplinaire de ces femmes en Algérie. Tenace, déterminée, elle développa un argumentaire pour convaincre aussi bien le ministre Edmond Michelet que le cabinet du général De Gaulle de soustraire ces femmes militantes aux dangers multiples auxquels elles étaient exposées dans les prisons en Algérie, où les prisonniers étaient davantage soumis aux maladies, à la répression et même aux disparitions extrajudiciaires. Mme Veil était sincèrement à l’écoute des avocats qui lui faisaient connaître les mesures répressives, vexatoires et attentatoires à la dignité des prisonniers. Elle les recevait souvent pour recueillir leurs doléances et réagissait promptement en relayant avec conviction ces informations au ministre Edmond Michelet. Elle-même se tenait constamment informée de la situation par les enquêtes qu’elle avait ouvertes et par des déplacements sur le terrain.

Les histoires racontées plus tard par certaines prisonnières ont donné raison à Simone Veil. Après leur transfert vers les prisons de Rennes, Pau, La Roquette et d’autres villes, la directrice de l’administration pénitentiaire a continué de suivre de très près la situation de ces femmes. Nicole Dreyfus m’a raconté qu’il arrivait à Simone Veil d’interrompre ses vacances, laissant enfants et mari durant de longues heures sur un parking, pour rendre à celles qui étaient devenues ses protégées une visite inopinée. Elle ne se contentait ni des rapports périodiques arrivant sur son bureau au ministère, ni des conclusions des visites officielles pour juger des conditions de détention de ces femmes. Elle leur apporta son aide pour accéder à tous les livres d’étude qu’elles désiraient ; elle favorisa leurs démarches pour entreprendre des études de droit. D’ailleurs, plusieurs de ces détenues sont devenues avocates après l’indépendance.

Cette attitude humaine de fraternité et de réconfort a été cruciale pour ces prisonnières, comme un antidote aux malheurs et aux souffrances infligées par les partisans de la torture, qui redoublaient de férocité à l’époque. Pour ces Algériennes, Simone Veil symbolisait aussi l’importance de la lutte contre la torture menée par des intellectuels comme Jean-Paul Sartre, Pierre Vidal-Naquet, Laurent Schwartz, Jean-Jacques Servan-Schreiber, Françoise Giroud et tant d’autres. Lors de sa visite officielle en Algérie en tant que présidente du Parlement européen, après 1979, les militantes prisonnières qu’elle avait sauvées lui ont préparé une réception enthousiaste pour lui exprimer leur reconnaissance infinie.

Gagner du temps pour éviter les exécutions

Certains condamnés à mort ont été sauvés par Simone Veil et par les prouesses de leurs avocats. Plus de 1 600 condamnés à la peine capitale attendaient dans les couloirs de la mort. Elle participa activement à différer au maximum les exécutions. Le ministère de la justice, Edmond Michelet en tête, freinait des quatre fers et repoussait l’instant fatal par tout ce qui ressortait de ses attributions. En accord avec le ministre, Mme Veil allongeait le temps de transmission des dossiers les plus exposés ou décidait de les différer dans l’attente d’autres éléments introduits par les avocats, afin de surseoir à l’exécution de leur client.

La bienveillance de Simone Veil devenait, avec celle du ministre, la clé de l’espoir pour sauver une vie. Jamais le temps qui s’écoule n’a eu autant de prix. Je me souviens du premier exécuté en France, à la prison de la Santé, Belil Abdallah, surnommé par nous « Abdallah l’Indochine », qui était mon compagnon de cellule. Gagner du temps, toujours du temps, pour éviter l’irréparable. Dans de telles circonstances tragiques, pour nous et nos avocats, je peux le dire aujourd’hui, « le temps, c’était la vie ». Chaque jour gagné était pour nous l’aurore de l’espoir de survie. Que de prouesses furent accomplies par Mme Veil, à qui notre reconnaissance est acquise ainsi que celle de tous ceux qui étaient au courant de ce qu’elle a fait.

Dans ce combat pour vaincre la mort, toute astuce et tout blocage « interstitiel » pour neutraliser « la veuve » (la guillotine) était recherché par les avocats, dont les efforts étaient encouragés par la bienveillance de Mme Veil. Certains avocats, comme Nicole Dreyfus qui me raconta quarante ans plus tard ces grands moments d’humanité solidaire, n’ont jamais su combien furent sauvés, mais ils étaient certainement des centaines. Simone Veil entoura son rôle d’une discrétion à toute épreuve, par souci d’efficacité mais surtout en raison de sa modestie grandiose et permanente. Elle représente pour nous, anciens prisonniers politiques FLN, l’honneur de la France et la fraternité républicaine. »
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